Le temps des illusions
rôle. On ne peut être plus parisien que ce Normand ; il adore la capitale où il est arrivé en 1712 âgé de vingt-quatre ans. Bien élevé, spirituel, bel homme, bon causeur, sensible et riche de la fortune paternelle, il s’est lancé dans la vie littéraire avec la fougue de la jeunesse. Il a très vite fait la connaissance deFontenelle, qui l’a introduit chez Mme de Lambert où il a rencontréMontesquieu, leprésident Hénault, Mme deStaal-Delaunay et bien d’autres encore… Mme deTencin, dont il apprécie l’intelligence et la liberté de langage, l’a accueilli elle aussi parmi ses intimes. Le petit provincial a trouvé auprès de ces hôtes lettrés et raffinés l’atmosphère qui lui convient. « Ce ne fut point à force de leur trouver de l’esprit que j’appris à les distinguer, dit-il ; pourtant il est certain qu’ils en avaient plus que les autres et que je leur entendais dire d’excellentes choses ; mais ils les disaient avec si peu d’effort, ils y cherchaient si peu de façons, c’était un ton de conversation si aisé et si uni qu’il ne tenait qu’à moi de croire qu’ils disaient les choses les plus communes. Ce n’est point eux qui y mettaient de la finesse, c’était la finesse qui s’y rencontrait 4 . » Cependant, Marivaux n’est pas seulement un homme de salon ; il se mêle au petit peuple parisien qu’il regarde avec tendresse ; il se promène, il observe, il écoute ; il compare tous ces mondes qui forment la société française. Il s’apitoie sur la misère, sourit aux amours des gens honnêtes, fustige les vils séducteurs et découvre les artifices des grands. Ses premiers ouvrages, des romans parodiant l’ Astrée de Mlle deScudéry ou le Don Quichotte deCervantès, n’ont pas eu beaucoup de succès, pas plus que sa tragédie Annibal jouée au Théâtre-Français. Il ne s’est pourtant pas découragé. Soutenu par la jeune femme qu’il a épousée en 1717, il a poursuivi la carrière qu’il s’est choisie, celle d’auteur, si jamais c’en est une. Il a ainsi publiédes essais remarqués dans Le Mercure . Aimé et amoureux, il a cru en son étoile et il a triomphé aux Italiens en 1720 avec Arlequin poli par l’Amour , en 1722 avec La Surprise de l’Amour , en 1723 avec La Double Inconstance . Depuis lors il vole de succès en succès malgré les deux malheurs qui l’ont accablé : la perte de sa fortune dans la débâcle deLaw et la mort de sa femme en 1723. En 1724, Le Prince travesti , La Fausse Suivante , Le Dénouement imprévu , ont comblé les vœux des spectateurs et en 1725 L’Île des esclaves et L ’ Héritier de Village ont confirmé ses premiers succès. Il est enfin devenu un auteur à la mode.
On peut dire queMarivaux a sauvé les Italiens et que les Italiens eux aussi l’ont sauvé. On se souvient que le malheureuxRiccoboni ne savait plus à quel saint se vouer pour attirer des spectateurs. Lorsqu’il décida de représenter des pièces en français où les comédiens conservaient leurs noms traditionnels de Lelio, Silvia, Flaminia, Mario, Arlequin avec tous les caractères attachés à leur emploi, il attira de nouveau du monde et il eut bientôt la chance de rencontrer Marivaux. Ses pièces sont légères comme des ballets, mais c’est le langage qui règle les figures. Marivaux est heureux avec les Italiens et surtout il est touché par la grâce de Silvia qui s’appelle en réalité Rosa-Zanetta Benozzi et qui a récemment épousé Mario, autrement dit Giuseppe-Antonio Balletti. Elle est l’incarnation de son idéal féminin. Il écrit pour elle. Certains prétendent qu’ils sont amants, mais l’on dit aussi que Silvia est sage et qu’elle aime son Mario… Qu’importe ! On peut être sûr qu’ils partagent les mêmes rêves, ceux de l’illusion théâtrale.
Dans le petit monde des lettres circule sous le manteau un manuscrit qui risque fort de faire scandale. C’est l’œuvre d’un certainabbé Prévost dont l’existence a été jusqu’ici assez cahotique. Destiné à l’Église, il s’est évadé à dix-neuf ans du noviciat des jésuites de La Flèche et s’est engagé dans les armées du roi. Mais l’année suivante, libéré de son service à la fin des opérations menées contre l’Espagne, il rentra comme novice chez les jésuites d’où il s’enfuit pour la Hollande où il vécut une passion qui le fit beaucoup souffrir. Brisé par ces aventures, il est entré en 1720 chez les
Weitere Kostenlose Bücher