Le temps des illusions
6 octobre à Courbépine fait beaucoup jaser. Déjà avant la disgrâce de M. leDuc, on avait remarqué qu’elle maigrissait. Certains disaient même que ce n’était plus qu’une tête de femme sur un corps d’araignée. On attribuait cet état à l’anxiété qui la rongeait depuis que la situation de son amant semblait compromise, mais les méchantes langues prétendaient qu’elle était rongée par la syphilis. Quoi qu’il en soit, lorsqu’elle fut exilée elle annonça sa mort comme un prophète ; personne ne la crut ; elle organisa tous lesplaisirs imaginables dans son château, des bals, des soupers fins, des réceptions ; elle joua même la comédie, récitant trois cents vers par cœur avec esprit et sensibilité. Elle avait pris pour amant le neveu de l’abbé d’Amfreville, un jeune et beau garçon, auquel elle annonça sa mort en lui en précisant même la date. Il ne la croyait pas tant elle paraissait heureuse de vivre. Deux jours avant le jour prévu, elle pria son amant de porter à une adresse tenue secrète pour 50 000 écus de diamants. À son retour de Rouen, il la trouva morte. Il paraît qu’elle a succombé dans d’horribles douleurs. La pointe de ses pieds s’était même retournée en arrière. On pense qu’elle s’est empoisonnée. Elle n’avait que vingt-neuf ans. M. le Duc, qui l’a aimée se console depuis un certain temps avec la comtesse d’Egmont. Il songe à se remarier car il n’a pas d’enfant de son premier mariage.
Haro sur les loups couverts de la peau des brebis
M. lecardinal préfère que la Cour s’occupe des potins plutôt que de la vie politique où il entend régner en maître. Ayant décidé d’étouffer le mouvement janséniste qui reste important dans les milieux parlementaires et dans le clergé du second ordre, il a pensé queMgr de Tencin évêque d’Embrun le seconderait parfaitement. Il sait combien ce prélat mondain rêve d’obtenir la pourpre cardinalice. S’il lui confie une mission, il est à peu près sûr qu’il l’accomplira. La vie de Tencin n’est certes pas un modèle d’édification chrétienne et le suicide deLa Fresnaye chez sa sœur a sali sa réputation, mais peu importe à Mgr de Fleury. Il se fie à l’habileté de cet homme rusé souvent inspiré par celle qu’on appelle encore « la nonne défroquée ». L’intention de Fleury est claire : il veut frapper l’un des plus sérieux opposants à la bulle lors d’un concile provincial. Il serait imprudent d’attaquer un évêque appartenant à une puissante famille comme Mgr Colbert de Croissy, évêque de Montpellier. La victime idéale estJean Soanen, évêque de Senez en Haute-Provence. Son diocèse appartient à la province d’Embrun. Aussi demande-t-il à Tencin de présider le concile qui doit condamner Soanen s’il n’accepte pas la bulle.
Mgr Soanen est révéré dans son diocèse et même au-delà. C’est un croyant sincère dont les mœurs sont au-dessus de tout soupçon.Modeste, vivant simplement, exaltant la pauvreté, il s’est naguère élevé contre le système deLaw. Au mois de janvier de cette année 1727, il a publié une instruction pastorale dans laquelle il s’élève contre le Formulaire 6 et fait l’éloge dupère Quesnel. On ne peut rêver plus belle profession de foi janséniste. Les arguments ne manqueront pas à Mgr de Tencin pour attaquer Mgr Soanen, mais ce vieillard (il a plus de quatre-vingts ans) passe pour un saint tandis que la réputation de Mgr de Tencin est plutôt sulfureuse : il a convertiLaw, il a obtenu le prieuré de Merlou 7 dans des conditions peu honnêtes et sa sœur a défrayé la chronique. Enfin,Tencin a la réputation d’un libertin à la foi suspecte. Il circule dans la petite ville d’Embrun un billet qu’il avait adressé naguère à laprincesse Borghese se terminant par cette phrase étonnante sous la plume d’un ecclésiastique : « Adieu, ma chère princesse, je vous aimerai toute ma vie et par-delà, si tant est qu’il y ait un par-delà 8 . »
Les amis de Mgr Soanen, persuadés qu’il allait être condamné, l’ont supplié de ne pas partir pour Embrun, son grand âge lui assurant une dispense canonique, mais le vieux prêtre, sûr de sa bonne conscience, a suivi cahin-caha les chemins escarpés de la Provence. Avant d’arriver à Embrun, il a déposé chez un notaire un acte par lequel il déclare qu’il participera au concile uniquement pour délibérer des sujets de
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