Le temps des poisons
ses étranges yeux bleus.
—
Que nenni, je n'irai point. J'ai des hôtes et je dois me ressaisir pour être plus... comment dire?... avisé avant notre prochaine réunion.
Quelques instants plus tard, Kathryn et Colum franchissaient le portail principal du manoir et empruntaient le sentier qui menait au village en serpentant au flanc de la colline. Ils n'avaient fait que quelques pas quand la jeune femme s'arrêta et contempla la vue.
—
C'est beau, n'est-ce pas ? Regardez, on voit tout Walmer d'ici, avec ses maisons, la place du marché, les rues et les venelles tortueuses, la grand-rue. Par un jour comme aujourd'hui, tout est aussi limpide qu'au regard de Dieu.
—
Excepté le cœur de l'homme ! railla Colum.
Oui, certes, pensa Kathryn, les yeux baissés sur le village serein, mis à part les actes secrets de l'esprit humain. Walmer présentait néanmoins un spectacle riant avec ses logis, ses prés, ses jardinets et le clocher carré de son église coiffé de tuiles rouges. Elle pouvait apercevoir le presbytère derrière l'église et le grand cimetière qui l'entourait. Entre le village et la côte, des arbres et des bosquets s'étendaient jusqu'à une bande de sable, puis c'était la mer, scintillante et calme sous le soleil. De l'autre côté, la campagne vallonnée déployait champs et prairies. Les récoltes d'automne avaient été engrangées tôt et la terre dormait comme pour profiter des dernières chaleurs de l'été. Kathryn fit demi-tour et se dirigea vers le château. Elle fit un signe au garde, dépassa la petite poterne et, sans tenir compte des questions de Colum, longea la muraille jusqu'au sommet de la colline qui dominait la campagne. Les pâturages verdoyants descendaient en pente douce avant de remonter vers Gallows Point. Elle distingua sans mal la potence à trois bras, sombre et nue, l'endroit d'où Lady Mary avait fait une chute mortelle.
C'était par une journée semblable à celle-ci, réfléchit Kathryn, que Lady Mary avait quitté le manoir pour monter à cheval en haut de cette colline. Elle avait mis pied à terre, s'était peut-être assise sous le gibet... et puis ? Si Lord Henry se trouvait au logis quand elle avait trépassé, William Marshall devait y être aussi. Était-ce à cela que Sanglier avait fait allusion ? Que Marshall et Lady Mary étaient peut-être amants ? Il n'était pas rare dans les grandes maisons, se dit-elle, qu'un jeune écuyer courtise sa maîtresse et que, très vite, la situation leur échappe. Se pouvait-il que, fou de jalousie, Lord Henry ait tué sa femme et, plus tard, décidé d'abattre son amoureux ?
—
Vous pensez à Lady Mary, n'est-ce pas ? s'enquit Colum en enlaçant la taille de Kathryn et en nichant son visage dans son cou.
D'autres tâches nous attendent, murmura-t-il.
Elle resta immobile quelques minutes pour savourer la clarté du soleil, la brise rafraîchissante, les divers parfums de fleurs et de foin coupé.
Un tintement de cloche, les voix des servantes et des marmitons qui vaquaient à leurs besognes, s'élevèrent du manoir.
— Nous devrions redescendre, remarqua Colum ; il faut aller voir ce qui s'est passé à Walmer.
Kathryn en convint et, main dans la main, ils suivirent le sentier. Au début il était abrupt et tous deux riaient quand ils trébuchaient. Enfin ils parvinrent au bas de la colline et empruntèrent le chemin du village. Ils dépassèrent les demeures à colombages et aux fondations de pierre rouge des fermiers fortunés. Les toits n'étaient plus de chaume mais de tuile, signe de la richesse croissante de cet endroit entouré de terres fertiles et tirant profit de la mer. La grand-rue était pavée et, profitant du beau temps, on avait ouvert les portes. Les femmes s'étaient rassemblées soit pour bavarder soit pour brasser la bière ou filer. Elles s'arrêtaient au passage de Kathryn et de Colum, et se mettaient à chuchoter entre elles, levant parfois la main en guise de salut ou lançant un bonjour.
La grand-rue les conduisit sur la petite place du marché où étals et éventaires faisaient de bonnes affaires. Quelques-uns proposaient les marchandises des colporteurs - cuir, tissus, étains ou cuivres -
pourtant la plupart appartenaient aux villageois, fermiers vendant leurs produits, pêcheurs désireux de se débarrasser de leurs prises de la nuit le plus vite possible. La foule s'affairait ; les chalands passaient d'un étalage à l'autre ou s'arrêtaient dans les échoppes et tavernes
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