Le train de la mort
d’inspiration… saint-sulpicienne. Joseph en peplum est aux genoux de Marie qui serre amoureusement un Jésus grassouillet et auréolé.
Pour Yvette Forré, en ces jours dramatiques de l’Occupation, cette « représentation » est devenue plus qu’une « image » pieuse. Elle a peut-être même perdu ce caractère « sacré » qu’elle lui avait décerné le jour de l’achat ; elle est depuis que des hommes, des femmes, des enfants, sont enfermés, déportés, le symbole de la famille « qui devrait être ». Déjà le 22 juin 1941, en voyant défiler les premiers prisonniers de Compiègne – des citoyens soviétiques arrêtés au lendemain de l’invasion de la Russie – elle avait imaginé ces familles écartelées, misérables, et pleuré dans sa cuisine. Aujourd’hui, en ce dimanche de juillet, elle, Yvette Forré, trente-six ans, ménagère, timide, épouse d’un employé modèle, elle pouvait quelque chose pour les déracinés que l’on allait enfourner dans des cages de bois. Elle allait accrocher le tableau à la fenêtre de sa chambre. Le tableau et une banderole ; non, le tableau et deux banderoles. Sur la première elle inscrirait en hautes lettres capitales : « Paix sur la Terre aux hommes de Bonne Volonté », sur la seconde : « Aimez-vous les uns les autres. »
— On verra bien ce qui arrivera !
5 h 15 – Soissons ville.
Comme tous les matins, Paul Legros avale en rechignant un grand bol de « café-orge »
— Toujours la même purge !
Comme tous les matins, Paul Legros ouvre son couteau de poche et coupe en deux les trois cents grammes de la « ration » de pain. Puis il boucle sa musette, regarde du côté des pruniers du jardin, enfonce sa casquette et d’un pas rapide, tête baissée, se rend à la gare de Soissons. Paul Legros est t’aiguilleur de la cabine n° 2.
5 h 30 – Compiègne gare.
Un minuscule sous-officier vérifie les branchements électriques des projecteurs de route. Fourgon de queue et plate-forme, voitures réservées à l’escorte et postes de vigie ont été équipés d’accumulateurs et de phares orientables. Seuls les six projecteurs placés sous les planchers de la plate-forme et des voitures d’escorte sont fixes. Ils sont commandés de la voiture voyageurs de tête et les faisceaux doivent illuminer le « dessous » des wagons.
Il bruine. Pluie impalpable. Brouillard invisible.
Le sous-officier ordonne à des militaires sans armes de charger les bottes de paille dans les wagons. La corvée se contente de déblayer le quai de la voie IV. Les déportés qui embarqueront voie VI auront à leur disposition ce marchepied supplémentaire et fort pratique.
5 h 55 – Soissons gare.
Paul Legros salue respectueusement « monsieur » Boquilion, le chef de gare :
— Ça va ?
— Ça va, monsieur Boquilion.
— Voici la feuille d’ordres. Vous donnerez la sienne à Bailly…
Lucien Bailly entre dans le bureau :
— Bonjour Bailly. Ça va ?
— Ça va, monsieur Boquilion.
Les deux aiguilleurs traversent sans parler la voie n° I, la voie n° II et se séparent sur le terre-plein :
— On a oublié de demander à Boquilion si les V. B. lii viennent finir de réparer les cabines.
— On verra bien !
Le matin du débarquement, Résistance Fer avait dynamité la cabine 1 de Lucien Bailly, et incendié la « 2 » de Paul Legros. Les V. B., gardés par des gendarmes allemands mirent trente-six heures pour changer deux boulons, souder trois câbles et rendre la gare au trafic.
6 heures – Reims gare.
Paul-Émile Renard, le secrétaire général de la gare de Reims classe les dépêches que vient de lui apporter le planton du bureau télégraphe. Le téléphone sonne.
— C’est moi !
Renard a reconnu la voix. Il sourit : le petit planton a bien fait son travail ; avant de déposer les télégrammes sur le bureau de Richter le chef de gare allemand, il a distribué les triples au responsable local de Résistance Fer.
— Allô !
— Oui !
— Tu as vu le 7909 ?
— J’ai vu.
— Mon « correspondant » de Compiègne m’a dit que c’était le dernier train de déportés qui partirait de là-bas… et ce que tu ne sais pas c’est qu’il y a Falala liii sur la liste des partants. Falala liv mais aussi un docteur de Reims : Bettinger. Enfin, ils sont au moins trente de chez nous…
Paul-Émile Renard se lève et va à la fenêtre. Devant lui la gare
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