Le train de la mort
paperassiers sédentaires de la gare.
10 h 15 – Frontigny.
Auguste Lang, le responsable « Voies et bâtiments » du secteur Peltre-Remilly, rejoint son équipe dans la tranchée de Frontigny. Lang, sueur et souffle court, étale son mouchoir bleu sur un rocher :
— Fichu jour !
— Oui ! Fichu jour et fichu soleil pour travailler dans cette cuvette.
— Une fournaise !
Édouard Boime bat, d’un dernier coup sec, le dernier coussinet « Baangg » large et gras suivi du léger tintement du fer contre les cailloux du ballast.
Boime et une dizaine d’hommes changent les traverses de la voie II Metz-Strasbourg, dans cette faille de cinq cents mètres de long, coupée en talus de huit mètres. La pente est armée de pierres taillées. Pas un souffle. Le rail brûle.
— Je n’ai jamais vu ça ! On pourrait faire cuire un œuf en le posant dessus.
Lang replie une feuille de papier.
— Un train qui n’est pas prévu va passer vers dix heures quarante-cinq. Un drôle de train. Un train de morts.
Les hommes se sont rapprochés d’Auguste Lang.
— J’ai été prévenu par le triage de Metz. Là-bas, ils ont refusé le passage du train, ils l’ont renvoyé par l’extérieur. Ça sentait trop mauvais. Ils l’ont fait arrêter en campagne. Gardé comme un coffre-fort.
— Un train de morts ?
— Oui ! Le type de Metz m’a dit au téléphone que c’étaient des corps qu’ils allaient brûler en Allemagne.
— Les salauds !
— Allons ! Il y en a plus pour longtemps maintenant. C’est peut-être les derniers morts.
— Espérons !
Édouard Boime accompagne le chef d’équipe quelques mètres :
— Je voudrais vous demander un service ; vous passez à la gare de Courcelles, faites téléphoner à ma femme. Presque tous les trains s’arrêtent au signal de la barrière. Souvent très longtemps. Avec ma femme il y a ma petite. Faudrait pas qu’elle voie ça.
Édouard et Eugénie Boime ont « touché » la maisonnette du passage à niveau 123, en 1936. La cloche argentée, les losanges – blanc et rouge – de la barrière, le crépi fané ; petit jardin, rideaux de dentelle blanche, Cafetière émaillée, verte au long bec, verte comme les volets.
— Allô !
— C’est Courcelles. Je téléphone parce que le train qui sera annoncé après 10 h 30 est chargé de cadavres. Et il dégage une odeur de pourriture. C’est impossible à supporter. Faudra fermer toutes les portes et les fenêtres. Tout fermer. Tous les trous…
Andrée Boime, neuf ans, sourire et coque blond cendré, joue sur les marches de la maisonnette.
— Rentre ton chien !
10 h 20 – Peltre.
Le visiteur Joseph Vogein, seul cheminot de la gare de Peltre, autorisé à stationner sur le quai militaire, faisceau Est, n’en croit pas ses yeux.
Vérifier les attelages ! Vérifier les attelages, on verra bien après. Pour le moment il faut de l’eau pour ces pauvres bougres. La moitié doivent être morts. Cette odeur de charogne ! Et puis le train coule…
Une voix :
— À boire !
D’autres, des dizaines :
— À boire !
— Où sommes-nous ?
Vogein bouscule un gardien, se précipite à la bouche d’eau et commence à remplir une bouteille. Le gardien se plante devant lui :
— C’est interdit.
— Interdit ? Je m’en fous. Cette eau a été placée ici pour que l’on puisse donner à boire aux bêtes… On peut bien en donner aux hommes.
Des dizaines de boîtes, gamelles, bouteilles s’agitent aux lucarnes.
Le gardien baisse son arme.
Vogein court vers le wagon le plus proche.
— Où allons-nous ?
— Quelle heure est-il ?
— Où sommes-nous ?
— Vite, à boire !
Il est revenu à la bouche d’eau et aligne les récipients. Le gardien a été rejoint par trois soldats. L’un d’eux, d’un coup de botte, renverse les boîtes de conserve.
— Interdit.
Alors, les grosses moustaches de Joseph Vogein se hérissent. Il est rouge, blanc. Ses mains tremblent. Il gonfle le torse et en allemand :
— J’ai soixante ans. Je suis cheminot depuis 1907. Je n’ai jamais vu une chose pareille, une telle barbarie…
— Ta gueule !
— Je parlerai. Oui, barbarie… Vous avez perdu la guerre. La guerre est finie. Vous faites un travail de gangsters. Salauds ! Boches ! Cochons de chien.
Poings, crosses, pieds. Vogein s’effondre sur le quai. Sifflet.
— En voiture. Laissez-le là.
— Il mériterait qu’on
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