Le train de la mort
l’agence des douanes, passe la tête dans le guichet à guillotine des veilleurs de nuit.
— Bonjour ! Pas trop mauvaise nuit ?
— Oh si justement ! Vous ne sentez pas ? Attendez, je sors.
Hollinger a déjà remarqué cette odeur en traversant la cour extérieure de la gare, fade et vireuse, un peu sucrée, lourde.
— C’est une infection, une pourriture…
L’employé désigne la cabine d’aiguillage.
— C’est là-bas derrière, au triage. Vous savez le train de déportés qui devait arriver hier matin ? Eh bien c’est lui ! Il est bourré de morts. J’ai essayé de m’approcher, mais l’odeur m’a fait reculer tout de suite cclv . Sous l’action de la décomposition, les corps se liquéfient littéralement. Les schupos ont lancé sur les cadavres de la chaux. Il y a plusieurs wagons de morts. On m’a dit que c’étaient des communistes et des gaullistes qui s’étaient massacrés.
— Je vais aller voir.
— Et puis il y a autre chose qui nous concerne. Vous savez, les citernes de vin que l’on expédie ce matin…
— Oui.
— Un purgeur a été déplombé par l’escorte du train de déportés. Des hommes se sont saoulés. Ils ont laissé couler le robinet une partie de la nuit. Il y a une grosse mare !
— Je vais voir.
Hollinger, cramoisi, se dirige vers le bureau du chef de gare. Fermé. Un « visiteur » lui indique l’emplacement du 7909 et ajoute :
— Si vous cherchez l’officier, le voilà.
Hollinger se présente, puis :
— Des hommes ont volé du vin dans les citernes.
— Je sais. J’en ai bu également. Il nous fallait boire pour oublier cette odeur de mort. Boire, Boire beaucoup monsieur, et nous avons pris du vin où il y en avait. Je pense que cet incident n’est pas dramatique.
— Non, non ! Excusez-moi cclvi . Je m’arrangerai facilement. Je peux vous poser une question ?
— Bien sûr.
— Je ne suis pas allé voir, mais un de mes employés m’a affirmé que les cadavres étaient en complète décomposition. Pourquoi ne pas les enterrer avant de partir ?
— Nous ne voulons pas donner des motifs de révolte à la population française.
7 h 15 – Novéant gare.
Les « jumeaux » se serrent la main. Le chef de gare Oscar Triepmacher, sans conviction, souhaite « bon voyage » au capitaine Dietrich et donne à la locomotive le signal du départ.
7 h 15 – Sarrebourg gare.
Cinquante schupos de la garnison de Sarrebourg pénètrent sur le quai militaire.
7 h 30 – Irnling cclvii .
Le mécanicien Jean Koestler et sa femme Alice déjeunent dans la cuisine de leur minuscule appartement. Café au lait, pain noir et confiture. Jean Koestler boucle la sacoche de cuir épais :
Au menu ?
— Dans la gamelle, tu as des nouilles et deux œufs.
— Pas de viande ? Ça fait au moins six jours…
— J’entamerai les tickets de juillet demain. J’ai rajouté un gros morceau de fromage et des abricots.
Jean Koestler serre Alice dans ses bras.
— Maintenant tu vas te recoucher ; même si tu ne dors pas, il faut rester allongée… C’est le dernier mois tu sais !
— Allons, je ne suis pas la première femme à attendre un bébé. Je verrai. Va maintenant.
— À ce soir ! Je suis de réserve. C’est moche. Je peux faire six à huit heures d’attente et partir ensuite pour Hambourg ou Nancy.
Jean Koestler se coiffe d’un grand béret et enfourche la bicyclette.
8 heures – Sarrebourg dépôt.
Le dortoir vitré est désert. Jean Koestler enfile un bleu, referme son placard et se dirige vers le bureau de Georges Martz « chef de feuille », responsable de la traction.
— Bonjour Koestler. J’ai une dépêche pour vous. Vous prendrez le 7909 jusqu’à Haguenau… Départ je pense vers 9 heures. Je n’ai encore reçu aucune confirmation.
Georges Martz tend au mécanicien la clef de la machine et le bulletin de traction sur lequel il devra porter tous les incidents de route.
En sortant du bureau, Koestler s’arrête longuement devant les affichettes qui tapissent les cloisons du couloir : « Rien à signaler entre Sarrebourg et Haguenau. » Parfait, pense-t-il, pour une fois je rentrerai tôt.
Graissage, visite, casse-croûte avec les équipiers. Attendre le signal de la permanence de Sarrebourg-gare. Le dépôt est un monde fermé, éloigné du triage de sept à huit cents mètres. Une société de « roulants » qui ignore et méprise même souvent les pauvres
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