Le tresor de l'indomptable

périssant de malemort ; son demi-frère, Hubert, s’enfuyant de son monastère pour devenir chasseur d’hommes... et nous n’avons toujours pas atteint le fond. Pourquoi Blackstock s’est-il engagé dans la piraterie ? Qu’est-ce qui a poussé Hubert, un moine obéissant, un disciple de Saint-Benoît, à renoncer à ses voeux et à acquérir une réputation de renégat ne craignant ni Dieu ni homme ? Ce n’est qu’en creusant jusqu’au bout que nous trouverons la source de toute cette pourriture et peut-être le moyen d’y mettre fin. Maintes questions doivent être posées et il faut analyser de très près les réponses. Si Dieu me prête vie et santé, c’est par cela que je commencerai demain.
    Il se leva et tendit la main à son compagnon.
    — Récite tes prières, chuchota-t-il. Et, si le coeur t’en dit, rejoins-moi dans les stalles pour laudes. Chantons, adorons Dieu, et demandons-lui de nous guider...
    Le magistrat s’éveilla bien avant l’aube. Il ouvrit les volets et jeta un coup d’oeil par une archère. On voyait encore la lune, brillante comme une piécette, quoique lointaine. Il n’avait pas neigé, mais il faisait très froid. Corbett utilisa un petit soufflet, ranima les braseros avant de se déshabiller et fit ses ablutions puis se vêtit. Il prit dans ses sacoches un haut-de-chausses en laine, des bas épais, une bonne chemise en laine peignée et une cotte-hardie matelassée. Il boucla son ceinturon, bien qu’il se rendît à la messe. Une fois sur place, il l’enlèverait et le laisserait sous le porche. Le bruit qu’il entendit dans la chambre voisine lui apprit que soit Ranulf, soit Chanson, ou peut-être les deux, se préparaient à le rejoindre. Il posa les éteignoirs sur les braseros, s’assura que les volets étaient clos et sortit en fermant la porte derrière lui.
    Il attendit en bas dans le réfectoire et refusa les services d’un frère lai ensommeillé. Ranulf et Chanson, eux aussi chaudement vêtus, ne tardèrent pas à arriver. Ranulf, rasé de près, avait le teint frais, mais Chanson semblait être tombé du lit. Les trois hommes traversèrent le cloître et se mêlèrent aux moines qui pénétraient en file comme des ombres dans l’église éclairée par des cierges. Le magistrat et ses compagnons s’assirent dans les stalles réservées aux hôtes. Certaines paroles des Évangiles, comme cela se produisait si souvent, frappèrent Corbett et concentrèrent son attention sur la bataille en cours. Quand le lecteur déclama : « Car le jour de leur ruine est proche, leur perte arrive à grands pas », il eut un petit sourire : le texte résumait de façon claire ce qu’il avait expliqué à Ranulf, bien que, pour le moment, cela dût attendre.
    Les laudes dites, Corbett et ses hommes demeurèrent à l’entrée du jubé pendant qu’on célébrait la première messe. Puis ils se rendirent au réfectoire, dans l’hôtellerie, où un frère lai leur servit du lard salé, du fromage frais et des cruches de petite bière. Après le repas, Corbett ordonna à Ranulf et Chanson de se préparer pour aller en ville, tandis que lui se retirait, prétextant qu’il voulait s’assurer que les Joyeux étaient bien installés ; c’était le moins qu’il pouvait faire pour des compagnons de voyage. Ranulf voulut l’accompagner, mais son maître refusa. Cédant à l’insistance de son entourage, Corbett prit une petite arbalète parmi leurs armes et s’en fut. Il emprunta le sentier qui passait à travers champs et menait à l’église désaffectée de St Pancrace et à son vieux presbytère. Le ciel commençait à pâlir bien qu’il fît encore sombre, contraste marqué avec le blanc linceul neigeux qui recouvrait tout, les arbres dépouillés et noirs, les buissons et les sous-bois écrasés sous le poids du givre. Corbeaux et corneilles, défiant le vent mordant, sautillaient dans la neige sur leurs pattes raides et s’enfuyaient à l’approche du magistrat dans un envol de plumes noires. Corbett passa devant des dépendances abandonnées faites de grossières pierres grises avec d’étroites ouvertures. Un goupil à la fourrure tachée de boue s’enfuit, furtif, ventre au sol. Le magistrat s’arrêtait parfois pour jeter un coup d’oeil en arrière, mais il n’y avait rien sauf la sente qui serpentait derrière lui. Il prit un tournant et s’immobilisa soudain. Une silhouette, encapuchonnée et courbée, avançait avec peine dans sa direction.