Le tribunal de l'ombre
jamais dû les poser sur la table. Une très mauvaise idée. Je remarquai les veines de ses doigts gonflés par le vin et la colère.
Un double sifflement. La hache sectionna le poignet tandis que l’étoile du matin bénissait le crâne d’un deuxième Godon, le plus petit. Son casque vola dans l’air et tomba à mes pieds. Des filaments rosâtres de sa cervelle m’éclaboussèrent les joues.
Les cruches, les pots de grès, tout vola à travers la taverne, éclaboussant les murs, souillant le sol.
« Verdammt nochmal ! Je t’avais pourtant dit de fermer ta gueule ! » hucha le Teuton.
Dans un deuxième assaut et dans un mouvement d’une amplitude incroyable, le chevalier teutonique balança l’aspersoir d’eau bénite sur la poitrine d’un troisième archer anglais, le projeta à dix pas, lui creva les poumons, et trancha de sa hache l’autre main du Godon, celle qui, toujours posée sur la table, avait saisi le fourreau. Les yeux du soldat lui sortirent de la tête. Ses doigts restaient convulsivement accrochés à son épée.
Le chevalier teutonique posa la morgenstern, se saisit du fourreau, replia une main énorme sur la garde de l’épée en écrasant lesmoignons sanguinolents qui s’y cramponnaient encore, bloqua de son pied le fourreau sur la table, la dégaina, la coinça entre deux lattes de la table, la brisa et lança ce qu’il en restait, le pommeau, la poignée et le moignon, la garde et un fragment de lame à la tête des autres Anglais.
« Teufel ! » Il dégaina une miséricorde pour trancher la bourse que le mauvais homme portait à la ceinture. Le chevalier était-il maladroit ? La lame du couteau glissa sur les lacets, ouvrit le ventre du soldat qu’il venait d’amputer des deux mains, avant de sectionner les cordons de la bourse.
Les tripes, les boyaux jaillirent de l’éventration dans un gargouillis sanguinolent et bulbeux. Le Teuton saisit la bourse au vol avant de la renverser sur la table :
« Ach, ach, ach ! Herr Stubenmeister, that is for you ! Ces hommes étaient mes invités ! » Il s’esbouffait à gueule bec pendant que les pièces de monnaie se répandaient et cliquetaient d’un son argenté et cuivré.
Quatre nouveaux sifflements de la hache, côté pic et côté tranchant. De vifs mouvements tourbillonnants du fléau d’armes, et le gros, le chauve et deux autres soldats godons de plus jonchaient le sol.
Sur le front des uns, une magnifique étoile d’un beau rouge écarlate, large d’un pouce. Sur le ventre des autres, des mailles disloquées, entrebâillées, laissaient s’échapper boyaux et viscères. Ils s’épanouissaient avec délice, enfin libérés de toute contrainte abdominale, tels des boudins fraîchement crevés.
Une chandelle s’était renversée et le maître des lieux, le Stubenmeister, se précipita pour éviter le pire. Le pire fut évité : la masure ne prit pas feu. Dommage.
Les survivants de cette Blitzkrieg, de cette attaque éclair, les cinq derniers archers gallois rescapés du massacre, n’insistèrent pas et déguerpirent à toutes jambes, abandonnant leur arc, leur carquois, leurs dés et les corps de leurs compains. Ils n’avaient pas eu le temps de bailler le prix de leur souper. Le Teuton s’en était chargé pour eux.
Tous les pichets étaient renversés. La cervoise, le vin rouge et léger de la Loire se mélangèrent au sang vermeil qui coulait des membres, des bouches et des crânes fendus. Ils se répandirent sur le sol en terre battue avant d’être engloutis avidement entre les craquelures.
Je venais de me lever, l’épée à la main. Mais le combat était terminé, faute de combattants. Le bon Goliath avait vaincu les méchants David.
Le chevalier teutonique, Wilhelm von Forstner, m’ouvrit les bras, le bec fendu d’un large sourire sur des dents carnassières, son jupeau d’armer blanc maculé du rose des cervelles descervelées et du vermillon du sang des Godons.
Nous nous donnâmes la colée, en un élan d’une spontanéité touchante.
« Herr Rittermeister, quelle heure de vous revoir ! Auriez-vous enfin décidé de faire ce Grand Voyage vers nos terres lointaines du Nord pour convertir, à notre façon, à la façon de l’Ordre des chevaliers de Sainte-Marie des Allemands, les païens de Lituanie, d’Estonie ? Et, sans attendre ma réponse :
« Que Dieu et Marie en soient loués ! Venez, quittons ces lieux. Ils puent l’ail et l’oignon ! grimaça le
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