Le tribunal de l'ombre
félons ! » Lebestourac et moi, nous serrâmes les dents pour ne pas nous esbouffer : il était joyeux d’entendre un félon qualifier de la sorte ses compères d’armes ! Je fus à deux doigts de lui rappeler que la félonie n’était pas d’icelui côté, mais du sien ; que le prince Jean, duc de Normandie et héritier légitime du trône de France, déplorait la versatilité des Gascons qui retournaient leur surcot aussi vite que le vent changeait de direction. Et pourtant, l’homme était sincère et ne cherchait plus à nous embufer.
« Ah ! Les félons ! Nous les avons servis féalement depuis plus de cinq ans. Ainsi nous traitent-ils à présent ! Comme du bétail qu’on mène à l’écorcheur ! Quelle honte !
— Devons-nous vous pendre alors, ou vous décoler le chef ? Comprenez-nous : nous ne pouvons vous enchefriner dans quelque cul de basse-fosse ; une bouche de plus à nourrir, en ces temps de malheur ! » regrettai-je amèrement, et non sans chatterie après les agapes de la veille.
« Puis-je vous proposer une alternative, messires ? » poursuivit-il, l’air inquiet, après un long moment de silence que nous nous gardâmes bien de troubler. On entendait presque le flux du sang graisser les rouages de son cerveau. Mais le fruit était mûr. Il était temps de porter l’estoc. Guillaume de Lebestourac fit semblance de douter :
« Nous ne voyons guère quelle alternative vous pourriez nous proposer dans l’état d’infortune qui est le vôtre. Nous avons grand besoin d’alliés féaux et ne souhaitons pas encombrer notre route de traîtres à la cause du roi de France ou du comte de Pierregord. Vos compains d’armes sont parfois d’humeur si changeante…
— Messires, veuillez me pardonner d’avoir servi si mauvaise cause. Je croyais, avec grande sincérité, que le duc de Guyenne avait droit légitime à revendiquer la couronne de France. N’est-il pas notre suzerain ?
— Tous vos amis gascons n’ont pas pour autant rallié la cause du roi Édouard.
— Exactement, ce que vous dîtes là, messire, est fort juste. Aussi, je vous propose de rallier vos rangs et m’engage, sur l’honneur, sur la Croix, sur la Vierge Marie et sur les reliques, à servir de toutes mes forces jusqu’à ma mort. Si vous me faites rémission de mes engagements passés.
Seriez-vous prêt à combattre vos anciens compains d’armes ?
S’il le fallait, je le ferais ; mais je compte sur votre esprit de chevalerie pour m’éviter, autant que faire se pourra, un si triste affrontement.
Quel gage, autre que votre jurande, pouvez-vous nous donner pour preuve de votre bonne foi, pour si nouvelle et si prompte détermination ? m’enquis-je.
— Je sais où se trouve Isabeau de Guirande, messire Brachet de Born. Je sais qu’elle est votre sœur, votre demi-sœur plus précisément, et le prix que vous attachez à la prendre sous votre protection. Je sais aussi comment prendre langue avec elle. »
Cette fois, tendu comme un arc bien bandé, je ne quittai pas des yeux le chevalier Géraud de Castelnau d’Auzan. Il soutint mon regard. Il devint intarissable, ainsi que savent l’être les gens de nos pays d’oc. Sa vie en dépendait, il est vrai, et le niquedouille le savait.
Il affirma l’avoir lui-même sortie des griffes d’une bande de milliers en mal de soldes, alors qu’elle errait bien innocemment dans le village de Saint-Cyprien, non loin du couvent des moniales. Avant même que je le questionne plus avant, il avoua l’avoir conduite à Castelnaud-la-Chapelle, pour la mettre sous la protection de l’un de mes pires ennemis.
Je réprimai à grand arroi de peines une violente envie de lui sauter à la gorge. Ç’aurait été gâter la magnifique issue de cette négociation. Je m’apazimai difficilement, pour lui lâcher la bride. La spontanéité de ses aveux et un froncement de sourcils de mon maître en chevalerie, le bon chevalier Guillaume, refroidirent lentement les humeurs qui bouillonnaient dans mes veines-artères.
L’affaire était entendue, décidai-je dès lors : de gré ou de force, de force de préférence, je ferai rendre gorge au sire de Castelnaud de Beynac, dussé-je assiéger son château pour délivrer ma sœur. Restait malheureusement à en convaincre Foulques de Montfort, alors même que j’en étais venu à douter de la fidélité d’icelui à la cause que j’avais juré de soutenir, la cause de mon compère et tuteur, le
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