Le tribunal de l'ombre
j’en vins à interroger le chevalier de Montfort sur ce que pouvait signifier ce qui restait pour moi, une énigme. L’énigme des « Douze Maisons », lue dans un parchemin caché dans la couverture d’un codex à ais de bois. Y aurait-il, à son avis, quelque relation avec les douze hauts lieux de la tragédie albigeoise ?
Il réfléchit un bref instant et, sans me questionner plus avant, me dit plutôt pencher pour l’astrologie : les douze signes du zodiaque.
Je gardai pour moi cette lumineuse interprétation que ma sagacité n’avait pas envisagée jusqu’alors. Pourtant la disposition des signes du zodiaque que j’avais étudiée sur la table circulaire de la splendide salle capitulaire qui accueillait les chapitres des derniers chevaliers français du Temple de Salomon après la dissolution de leur Ordre, me parut évidente.
Douze Maisons. Douze cénotaphes. Les douze signes du zodiaque…
Mettant à profit les bonnes dispositions du chevalier, j’en profitai incontinent pour crever le dernier abcès qui avait refroidi nos relations : avait-il trempé dans le meurtre du chevalier Gilles de Sainte-Croix ? lui demandai-je tout à trac.
Ses épaules s’affaissèrent. Son chef s’inclina et l’échine du fendant chevalier se courba, comme celle d’un sommier mal bâté, sous le poids d’un formidable remords.
Il reconnut s’être, en ce temps-là, rendu dans la chapelle de la maison forte des Hospitaliers, dans le village de Cénac. Il pistait celui qu’il croyait encore être son fils. Mon compain et ami, Arnaud de la Vigerie, pour enquêter lui-même sur ses fréquentes disparitions.
Lorsqu’il le vit sortir de la chapelle et eut constaté, avec effroi, le meurtre du chevalier, ils eurent une violente explication. Arnaud nia le crime, s’enflamma, rugit, prétendit ne pas être arrivé à temps pour arrêter le bras de l’assassin.
Travaillé au corps, il avait fini par avouer dans un océan de larmes qu’il reprochait au chevalier hospitalier de détourner ma sœur Isabeau de l’amour qu’il disait lui porter, en assoupissant sa volonté à ses caprices lubriques, par l’effet de parfums d’opium venus d’Orient qu’il lui administrait. Pour mieux biscotter, paillarder et jouir du corps d’une jeune aveugle incapable de voir qu’un vieillard l’emmistoyait. Une banale scène de jalousie, à l’en croire, qui aurait mal fini pour l’un d’iceux !
Si le chevalier n’avait pas été dupe de ses soi-disant aveux (il savait qu’Arnaud fréquentait régulièrement une folieuse en la bastide royale du Mont-de-Domme), il reconnut avoir pris la malheureuse décision de sauver des mains du bourreau celui qu’il croyait être son fils unique.
Si j’avais encore eu un dernier doute sur la sincérité de l’homme qui me tenait ces propos, ce doute s’envola sur l’heure.
En avouant sa complicité pour un crime qu’il n’avait pas commis, il se rendait à ma merci :
« Ma vie est désormais entre vos mains, messire Bertrand. Une parole et je serai accusé de meurtre et de félonie. Mais je n’ai aucune crainte. Vous saurez garder ce terrible secret qui me ronge les sangs depuis bientôt quatre longues années. Je vous ai sauvé la vie, autrefois, lors de cette épouvantable ordalie qui m’a opposé au chevalier Geoffroy de Sidon. Je remets ce jour la mienne entre vos mains, en gage de confiance et de réciprocité. À présent, nous sommes quittes. »
Sous le coup du fort émeuvement qui m’envahit au prononcé de ce terrible aveu, je fléchis le genou et l’implorais de me pardonner mes suspicions à son encontre. Il arrêta mon geste en me saisissant les mains, m’ouvrit les bras pour m’accoler, ainsi que l’avait fait autrefois le baron de Beynac.
« Sauriez-vous où pourrait s’être rendu Arnaud de la Vigerie ? lui demandai-je à la chaude.
— Il a peut-être rejoint quelque lointain fief dont il aurait hérité de son père, en le duché de Bretagne. Sa mère prétend l’ignorer. À moins qu’il ne s’agisse d’une autre imposture. Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour vous aider à l’extirper de son repaire. À présent, je le soupçonne aussi d’avoir assassiné le père Louis-Jean d’Aigrefeuille, l’aumônier général de la Pignotte, dans le confessionnal de la cathédrale de Famagouste (ça, je m’en doutais de longue date). Traquez-le, faites-le revenir en notre baronnie. Mais, de grâce, restez à l’arme,
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