Le tribunal de l'ombre
bras, j’agitai vivement une autre pièce d’étoffe, d’une belle couleur poussin d’or découpée dans l’ourlet de sa robe de mariée. Elle finit par me regarder, les sourcils froncés. Son humeur changea incontinent. Elle me sourit et applaudit de toutes ses forces lorsque je l’enroulai et la nouai autour de la manicle, à ma senestre. Je glissai ostensiblement les deux autres pièces dans mon ceinturon.
Ah ! Les femelles ne sont pas toujours aussi promptes à s’escambiller qu’on le dit, mais elles ont de ces folles susceptibilités. Cœur de lion dans corps de femme…
Une bonne heure plus tard, je me hissai sur mon destrier avec l’aide de mes écuyers. Avant de claquer le mézail sur le bacinet, je saisis la lance que l’on me tendait à dextre, la posai droit sur l’arçon. J’assurai mes fesses sur la selle, calai la position entre le pommeau et le troussequin, saisis l’écu et les rênes de bride de l’autre main, et attendis qu’un héraut annonce mes armes.
La bavière qui me protégeait le menton et la nuque m’interdisait de lever le chef sans basculer le corps en arrière. Je vis cependant quelques blancs nuages filer dans le ciel sous le léger vent d’autan. Je suais à grosses gouttes sous le bonnet de coton et de cuir enfilé sous le bacinet chauffé à blanc.
Par le Sang-Dieu, qu’attendait-on ? Il régnait une pagaille monstrueuse sur le pas d’armes. Les hérauts auraient-ils trop goûté de ces vins dont les tonnels avaient été mis en perce ?
Aucun jouteur ne pointait la lance dans l’ordre convenu.
Les galapians couraient en tous sens, mimant à califourchon, sur un manche de balais qu’ils tenaient d’une main, la geste des jouteurs de l’autre. Les spectateurs clabaudaient à qui mieux mieux et se bousculaient contre les barrières. Les soldats, piques entrecroisées, contenaient à grand arroi de peines les débordements d’une foule bigarrée, prête à envahir le pas d’armes. Tout le monde semblait s’accommoder du retard dans une liesse générale.
Moi, je m’en accommodais fort mal. Depuis près d’une demi-heure, j’attendais d’entrer en lice pour en découdre avec mon premier adversaire. Je piaffai d’impatience. Mon destrier aussi.
La suance dégoulinait du col aux reins, du front au torse, le long de l’échine, des bras, des cuisses. Bref, plus un poil de sec !
Saint Bernard dut entendre ma supplique. Les poursuivants d’armes aussi. Une sonnerie de trompettes éclata, déchirant les tympans. Un héraut claironna :
« Oyez, oyez, bonnes gens, les jouteurs, en ce grand tournoiement organisé par messire Bozon de Beynac, premier baron du Pierregord…
— Non, baron du Pierregord, messire, simple baron ; nous sommes désormais quatre barons à être les premiers en l’ordre de préséance ! » rectifia à haute voix le maître des lieux, pour mettre fin aux querelles que son prédécesseur entretenait avec les trois autres barons depuis la nuit des temps {28} .
« … seront joustants et non caployants. Ils devront jouster en évitant de blesser les destriers et de porter la lance à l’oreillère du heaume ! rappelant les règles de ce tournoi.
« La première joute opposera les armes coupé, d’argent à deux chiens braques de sable, passant et contrepassant l’un sur l’autre et d’azur à trois lys d’argent… Les armes de messire Brachet de Born, premier écuyer du baron de Beynac. »
Éclat de rire dans la tribune. Suivi d’un brouhaha. Quelqu’un emboucha un cor de Saint-Hubert et sonna un coup bref. En guise d’avertissement.
Un autre poursuivant d’armes se pencha sur l’oreille de son confrère. Il lui souffla quelques mots. Le premier se racla la gorge et hucha à oreilles étourdies :
« … de Born, chevalier banneret, sera opposé aux armes losangé d’argent et de gueules, de messire… (je n’entendis pas son nom), très vaillant et grand vainqueur de plusieurs tournoiements en la comté de Foix. »
Il leva son bâton fleur de lysé et l’abaissa sous un tonnerre d’applaudissements, suivi d’un roulement de tambours. Jusqu’à ce que trompes et busines se déchaînent.
J’ignorai qui était mon adversaire, pris la lance qu’Onfroi de Salignac me tendait derechef après m’en avoir soulagé peu avant, ajustai rênes et énarmes de l’écu, pressai mes éperons d’or à broche courte sur les flancs de mon destrier, claquai le mézail, et me mis en position, au pas, sur
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