Le tribunal de l'ombre
réputation en pénétrant à travers la fente de la visière. Les tentatives auxquelles s ’ étaient livrés les meilleurs chirurgiens barbiers de la comté pour les extraire des yeux avaient échoué. Après un jour et une nuit d ’ agonie, le malheureux champion avait passé les pieds outre dans d ’ atroces souffrances.
Lorsque le chevalier de Montfort nous avait informés de sa décision, un bref instant, je m ’ étais demandé s ’ il n ’ avait pas pris prétexte de sa charge pour se soustraire à ce grand tournoiement qui rassemblait tant de preux, par crainte de les affronter.
L ’ explication que nous avions eue, la terrible ordalie qui l ’ avait opposée au chevalier Geoffroy de Sidon pour nous épargner, à Arnaud et moi, le supplice du pal ordonné par le roi Hugues de Lusignan, quatrième du nom, en raison du crime de lèse -majesté que nous étions présumés avoir commis à l’ encontre de sa fille, la princesse Échive de Lusignan, étouffèrent très vite ce relent de doute qui m ’ était venu à l ’ esprit.
Le bruit courait que ledit chevalier de Sidon avait fait route avec trois autres chevaliers et huit écuyers chypriotes pour participer à ce grand tournoiement. Et accomplir ainsi le vœu qu’il avait fait autrefois pour obtenir sa grâce, lorsqu’il avait été magistralement et fort adroitement vaincu par ledit chevalier de Montfort {27} .
À ce souvenir, un frisson glacé me parcourut le corps que j’avais pourtant en suance sous le gambison.
Le cul assis sur l’un des haussepieds placés là pour nous aider à nous hisser à cheval, je parcourais l’assistance du regard. Bozon de Beynac siégeait sur le plus haut eschalfaud. À sa dextre, Franck de la Halle, Marguerite mon épouse chérie, et Foulques de Montfort. À sa senestre, Roger-Bernard, comte de Pierregord, Hélie de Pommiers, le capitaine d’armes, Éléonore de Guirande, les trois autres barons du Pierregord, quelques prélats venus des évêchés de Sarlat et de Pierreguys, moult chevaliers qui n’étaient pas encore tournoyants, et de nombreuses dames parées de leurs plus beaux atours.
Les officiers de la maison du château de Beynac avaient pris place sur les gradins adjacents. Je distinguai Étienne Desparssac, le maître des arbalétriers, qui pérorait joyeusement selon son habitude, Georges Laguionie, le maître des engins. Et bien d’autres. Gontran Bouyssou, le taciturne chef du guet, avait été consigné à la garde de la forteresse. Notre ineffable barbier, penché sur le décolleté de sa voisine, lui contait probablement fleurette. En latin. Il en était si féru !
Près de moi, Raymond de Carsac, chevalier bachelier, Guillaume de Saint-Maur, chevalier banneret, étaient de fervêtus et il n’était pas exclu que je joutasse prochainement contre eux. Mais les tournoyeurs étaient si nombreux que nous ne connaîtrions nos adversaires que lors des proclamations des poursuivants d’armes.
Ils étaient sept hérauts à annoncer le nom des jouteurs par la couleur de leurs armoiries. Certains déroulaient un parchemin de plusieurs pieds de long, d’autres se passaient des codex reliés de main en main. La foule immense qui se pressait de part et d’autre de l’enclos, un grand nombre d’entre nous aussi ignoraient le nom attaché aux armes que les participants arboraient sur leur cotte d’armes et sur leur écu. À fortiori, lorsqu’ils seraient coiffés du heaume ou qu’ils auraient baissé la visière !
Marguerite me cherchait du regard de chacun des deux côtés où s’affairaient les concurrents. Lorsqu’elle porta les yeux dans ma direction, je levai le bras et agitai la main. Elle se leva et agita un foulard jaune. Je saisis à mon tour une pièce de soie blanche sur laquelle la princesse Échive de Lusignan avait fait broder par ses lingères une dame de cœur, celle qui évoquait ma sœur Isabeau de Guirande. Elle me salua. Je tirai ensuite de mon ceinturon une autre pièce presque identique. Mais sur icelle était brodée une dame de trèfle. Je l’agitai mollement. Marguerite pencha la tête en avant pour en mieux discerner le motif. Dès qu’elle le reconnut, elle se remochina, détourna la tête, leva les yeux au ciel et… se rassit.
J’attendis qu’elle me regardât derechef. J’attendis longtemps, me sembla-t-il, ne la quittant pas des yeux pour tenter de capter son regard. Peine perdue. Elle faisait semblant de m’ignorer.
Alors, à bout de
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