Le tribunal de l'ombre
entre les vainqueurs par leurs sires de la route, selon la règle des tournoiements, grands et plains. La veuve du baron Fulbert Pons de Beynac, élue Dame du tournoi, remit les prix aux jouteurs sous l’œil désapprobateur du nouveau maître des lieux et sous le regard indifférent de Foulques de Montfort.
Il est vrai qu’à ma plus grande surprise, elle s’était remariée depuis deux ans avec Hélie de Pommiers, le capitaine d’armes de la place. Elle en avait préféré la minceur ascétique au léger embonpoint du chevalier de Montfort. À moins que ce dernier, pour des raisons que je pouvais comprendre, n’eût pas souhaité légitimer une union charnelle. Il la regrettait d’autant plus qu’Éléonore de Guirande avait bien fini par reconnaître qu’il n’était pas le père d’Arnaud Méhée de la Vigerie.
Quelques sires de la route avaient repris le chemin du retour lorsque se déroulèrent les concours de tir à l’arc et à l’arbalète à criquet, un nouveau modèle plus aisé à recharger que les anciennes arbalètes à étrier.
Étienne Desparssac remporta logiquement le concours. Il fallait s’y attendre. Son adresse était d’exception. René le Passeur fut gratifié du second prix.
J’en profitai pour noter le nom des paysans de ma seigneurie qui firent mouche sur les cibles d’osier et de paille tressées, à soixante, puis cent, puis deux cents pieds. On reculait les cibles pour départager les meilleurs tireurs à chaque volée de cinq traits. Ces vilains feraient bientôt partie de la compagnie d’archers que j’avais l’intention de solder. Ils ne seraient point trop nombreux pour assurer la défense du château de Rouffillac et du manoir de Braulen, placées sous les ordres de notre capitaine d’armes, Michel de Ferregaye.
Viendrait un jour où le plus accort d’entre eux, s’il était également doté de sang-froid et d’esprit de commandement, serait promu maître comme l’avait été en d’autres temps Étienne Desparssac par feu le baron de Beynac.
Les festivités se terminèrent par des jeux, très prisés en pays d’oc et dans tout le royaume : le jeu de la longue paume, encore nommé tripot. Les parties se déroulaient sur un terrain de terre battue d’environ 270 pieds de long et sur 50 pieds de large, et le jeu de la choule, qui opposait les paroisses de Beynac et de Carsac, et dont le but consistait à faire pénétrer une grosse balle de cuir dans le camp opposé.
Je me souvins d’une complainte chantée à la mort du roi Louis, dixième du nom, dit le Hutin :
Posant lance et heaume,
Il avait joué à un jeu,
Qu’il savait être de paume,
Il l’aimait, le pensait heureux,
Mais il but trop froid, se boua,
Autrement dit, il trépassa.
En revanche, la cournée avait été interdite par le baron, jugée trop dangereuse : on lançait à l’adversaire des projectiles de pierre, souventes fois utilisés à défaut de poix ou d’eau bouillante, pour repousser les assiégeants lorsque les murailles avaient été sapées ou que les assiégés ne disposaient plus d’autres munitions.
Durant ces trois semaines, on ne compta pas le nombre de barriques et de tonnels qui furent mis en perce, ni le nombre de volailles, de pigeons, de perdrix qui furent plumés, de truites, de brochets, de carpes rôtis, de moutons, de bœufs dépecés, éviscérés et embrochés.
Le soir, on voyait moult feux sur la plaine autour desquels prenaient place vilains, gentilshommes, damoiseaux et damoiselles, dans la bonne humeur, dans la joie. Les soirées s’achevaient par de timides pas de danse, où hommes et femmes tournoyaient, s’écartaient et se rapprochaient, s’effleurant paume contre paume, pour s’étourdir ensuite en de folles caroles aux flambeaux autour des jongleurs, au son des vielles et des luths qui accompagnaient les chants profanes psalmodiés par des troubadours.
Quelques filles folles de leur corps, connues pour être des fillettes amoureuses plus que des folieuses, satisfaisaient pendant la nuit le désir de possession charnelle de mâles en mal de rut. Tout le monde fermait les yeux sur ces copulations condamnées par l’Église, mais dont on baptiserait quand même bastards et bastardes neuf mois plus tard.
Loin de nous étaient la guerre et les epydemies. Loin de nos gens des campagnes qui vivaient au jour le jour.
Le dernier soir, alors que d’épais nuages aussi noirs que l’encre menaçaient de se déchirer,
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