Le tribunal de l'ombre
qu’ils aient succombé en chemin.
Des disettes avaient frappé la population lorsque l’activité du comptoir génois s’était considérablement ralentie. L’île d’Aphrodite, paradis terrestre s’il en fut, n’était plus que désolation, noircie par les cendres des calcinations ou blanchie par la chaux des fosses communes.
La princesse, ma tendre amie qui m’avait autrefois déniaisé, s’était réfugiée à Rhodes pour ne pas avoir à subir les assauts charnels du mari que son père avait voulu lui imposer.
Elle évoquait la possibilité, un jour peut-être, de venir en Aquitaine, me demandait de mes nouvelles : étais-je marié, avais-je des enfants ? Avais-je été blessé au combat ? Avais-je survécu à l’epydemie ?
Elle avait appris la venue parmi nous du chevalier Geoffroy de Sidon, désireux de tenir le vœu qu’il avait fait autrefois à l’issue du jugement de Dieu, s’était longuement entretenue avec icelui lors de son escale à Rhodes, et lui avait confié cette missive à mon attention pour le cas où il me reverrait. Un des chevaliers de sa route rejoindrait prochainement l’île où elle passait des jours heureux, bien que loin de moi.
Si je lisais son message, elle me priait d’y répondre en retour et de lui conter par le menu mes aventures chevaleresques.
Au souvenir de ces temps anciens, un fort émeuvement me saisit. J’écrasai gauchement une larme et me passai un linge mouillé sur le visage, pour que Marguerite ne pénétrât pas dans ce qui restait toujours mon jardin secret. Chacun de nous n’a-t-il pas le sien ?
Échive de Lusignan me disait lire et relire souventes fois mes poèmes, et le Chevalier de la Charrette de Chrétien de Troyes qui avait été à l’aube de mes premières lectures pour forger mon bel esprit de chevalerie, m’assurait-elle.
Le Chevalier de la Charrette ! Avec l’aide de mon épouse, j’étais parvenu à résoudre une grande partie de l’énigme templière découverte sur le parchemin glissé dans un codex à ais de bois et à la croix cléchée.
« Après avoir franchi le Pont dans l’eau, le Passage des Pierres et le Pont de l’épée, cantonné à la dextre du chef de l’écu eschiqueté, un cavalier à la croix de gueules se rangea sous le gonfanon haussant d’argent au chef de sable, en souvenir des XII Maisons… » {33} ‘
Je saisis une plume d’oie, en taillai le rachis, la trempai dans l’encrier de mon écritoire et grattai le parchemin jusqu’au lever du jour pour lui conter ma vie.
Par le menu, selon ses souhaits.
En trois ans, Marguerite m’avait donné cinq enfants. Deux garçons de plus et une nouvelle pisseuse étaient nés de nos relations charnelles. Tous vivants par la grâce de Dieu. Sauf un.
L’un de nos petiots, Louis, souffrait de maladie des bronches depuis la naissance. Chétif, il était plaignant et gémissant malgré l’amour dont nous l’avions entouré.
Puis vinrent les coliques et une redoutable fièvre tierce. Les mires avaient été requis si souvent à son chevet que Marguerite m’avait convaincu d’en solder deux en notre maison. Saignées, sangsues, étaient restées sans effet. Les mires invoquaient une mauvaise conjonction des astres à sa naissance, lune et saturne, autant de balivernes pour masquer leur incompétence et justifier leur impuissance.
Lorsqu’il avait agonisé, dans le courant de l’hiver dernier, nous nous étions réfugiés dans la petite chapelle de notre manoir de Braulen.
Les cierges brûlaient toute la nuit sur l’autel dédié au Christ-Roi et à la Vierge de Roc-Amadour.
Combien de fois Marguerite avait-elle pris mes mains pour les serrer dans les siennes avant que nous les rejoignions pour prier !
Nous ne quittions la chapelle que lorsque sonnaient matines, transis de froid malgré nos chaudes pelisses en peau d’ours que nous portions fourrure à l’intérieur. Une semaine durant.
Jusqu’à ce triste matin où il s’était endormi pour toujours. Un sourire sur ses lèvres avait recueilli son dernier souffle lorsqu’il s’était envolé en compagnie des anges. Une fine couche de neige avait blanchi le paysage.
Au fil du temps, au cours des trois derniers mois, Marguerite était passée d’une humeur chaude et sèche, à une humeur froide et humide, puis froide et sèche. Pourtant, ma Mie, dotée par la nature d’une étonnante force de caractère, avait surmonté cette douloureuse épreuve plus vite que
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