Le vétéran
Bryan. Après avoir secondé la gouvernante jusqu'en 1921, elle devint à son tour gouvernante et unique domestique de la maison.
Pendant les onze dernières années de sa vie, elle veilla comme une infirmière sur la santé fragile de Sir Bryan, et lorsqu'il mourut en 1930, il ne l'oublia pas. Il lui laissa la jouissance d'une petite maison et l'usufruit d'un capital placé qui lui permettrait de vivre modestement jusqu'à la fin de ses jours. Alors que le reste de ses biens était vendu aux enchères, un objet demeura exclu de la vente : un petit tableau, dont Millicent était très fière. Il provenait en effet d'un drôle d'endroit appelé Létranger et elle l'accrocha dans le salon exigu de la maison qu'elle avait en jouissance, pas très loin de la cuisinière à bois, o˘ il continua de s'encrasser. Miss Gore ne se maria jamais. Elle se consacra à
des bonnes ouvres pour son village et sa paroisse et mourut en 1965, à
l'‚ge de quatre-vingt-cinq ans. Son frère, par contre, s'était marié et avait mis au monde un garçon qui à son tour avait eu un fils, le seul neveu de la vieille dame.
quand elle mourut, elle n'avait pas grand-chose à léguer, puisque la maison et le capital devaient réintégrer la succession de son bienfaiteur. Elle laissa cependant le tableau à son arrière-petit-neveu. Trente-cinq ans s'écoulèrent avant que la peinture constellée de taches et couverte de crasse ne revoie la lumière, le jour o˘ elle fut déballée dans un studio miteux, au fond d'une ruelle de Shepherd's Bush.
Le lendemain matin, son propriétaire se présenta à l'accueil 90
de la prestigieuse House of Darcy, spécialisée dans la vente et l'expertise d'oeuvres d'art. Il serrait contre sa poitrine un paquet enveloppé dans de la toile de jute.
- J'ai cru comprendre que vous proposiez des expertises gratuites aux particuliers qui pensent posséder un objet de valeur, dit-il à la jeune femme installée derrière le comptoir.
Elle jaugea la chemise usée et l'imperméable douteux, lui désignant une porte marquée EXPERTISES. L'intérieur était moins luxueux que le hall d'entrée. Une autre fille se tenait derrière un bureau. Le comédien renouvela sa demande et elle attrapa un formulaire.
- Votre nom, monsieur ?
- Je m'appelle Trumpington Gore, et au sujet du tableau...
- Domicile ?
H donna son adresse.
- Numéro de téléphone ?
- Euh... pas de téléphone.
Elle le regarda comme s'il lui annonçait quelque chose d'extraordinaire.
- Et de quel genre de pièce s'agit-il, monsieur ?
- Une peinture à l'huile.
Petit à petit, elle lui soutira des détails - ou plutôt une absence de détails - avec un air de plus en plus las. Date d'exécution inconnue, école non identifiée, idem pour le peintre et la période. Le pays d'origine était peut-être l'Italie.
L'employée du service des expertises était folle amoureuse d'un fringant jeune homme du département des grands millésimes, et elle savait que c'était l'heure de sa pause-café matinale au Caffé Uno, à deux pas de chez Darcy. Si ce petit bonhomme horripilant et sa cro˚te minable voulaient bien débarrasser le plancher, elle pourrait s'éclipser avec une copine et s'installer comme par hasard à la table voisine de celle de l'apollon.
- Et pour finir, monsieur, à combien l'estimez-vous ?
- Je n'en ai pas la moindre idée, c'est pour cela que je me suis adressé à
vous.
- Le client doit obligatoirement nous fournir un prix. Pour l'assurance.
que diriez-vous de cent livres ?
- C'est parfait. Savez-vous dans combien de temps je peux espérer avoir de vos nouvelles ?
91
- Dès que possible, monsieur. Nous avons déjà de nombreuses pièces en réserve, qui attendent d'être expertisées. «a demande du temps.
Elle ne cachait pas qu'à son avis, un simple coup d'oeil serait suffisant.
C'était fou les horreurs que les gens déposaient sur son bureau, en s'imaginant qu'ils avaient dégoté un plat Ming au fond d'un placard.
Dix minutes plus tard, Mr Trumpington Gore avait signé le formulaire, empoché son reçu et retrouvé les rues de Knights-bridge, laissant derrière lui le paquet dans sa toile de jute. Toujours sans un sou vaillant, il rentra chez lui à pied.
Le tableau encore enveloppé fut entreposé dans la réserve du sous-sol, o˘
on lui attribua la référence D 1601.
Décembre
Vingt jours s'écoulèrent, pendant lesquels le tableau resta dans son emballage de jute, appuyé contre le mur de la réserve, tandis
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