Le vétéran
retard, tout en le prévenant que sa patience n'était pas aussi infinie que la lumière de sa Chypre natale.
Il se trouvait dans une mauvaise passe. En fait, les choses auraient difficilement pu être pires. Tandis qu'un soleil p‚le déclinait derrière les tours, le comédien vieillissant alla chercher dans un placard un paquet enveloppé dans de la toile de jute. Au cours des années, il s'était souvent demandé pourquoi il s'accrochait à cette maudite babiole, qui ne lui plaisait même pas. Pour sa valeur affective, sans doute. Trente-cinq ans plus tôt, à l'‚ge de vingt ans, alors qu'il était encore comédien dans une troupe de répertoire en province, mais néanmoins brillant et motivé, convaincu de devenir bientôt une star, il l'avait reçue en héritage de sa tante Milly. Il déballa l'objet que protégeait la toile de jute.
La peinture était de petit format, à peine vingt-cinq centimètres sur vingt-cinq, si l'on ne comptait pas l'encadrement. H l'avait laissée enveloppée pendant toutes ces années, mais quand il l'avait récupérée, elle était déjà tellement sale, recouverte d'une couche de crasse si épaisse, que les personnages représentés se
réduisaient à des silhouettes imprécises, à peine plus distinctes que des ombres. Pourtant, sa grand-tante Milly avait toujours soutenu qu'il pourrait en tirer quelques livres. Ce n'étaient peut-être là que les affabulations romanesques d'une vieille dame. quant à l'origine du tableau, il l'ignorait complètement. Cette petite huile avait cependant une longue histoire.
En 1870, un Anglais de trente ans qui cherchait fortune et possédait quelques rudiments d'italien avait émigré à Florence pour tenter sa chance avec le modeste pécule que lui avait alloué son père. C'était alors l'apogée du règne de Victoria, et le souverain d'or de Sa Majesté pouvait ouvrir pas mal de portes. Par contre, l'Italie était en proie au désordre habituel.
En l'espace de cinq ans, l'entreprenant Mr Bryan Frobisher avait réussi quatre choses. Ayant découvert les vins succulents des collines du Chianti, il s'était mis à les exporter par cuves entières vers son pays d'origine, o˘ il les vendait à meilleur prix que les crus français habituellement consommés. Ce commerce lui avait permis d'accumuler une fortune rondelette.
Il avait acheté une belle maison en ville, avec voiture personnelle et cocher. Il s'était marié avec la fille d'un nobliau des environs, et parmi les nombreux ornements destinés à sa demeure, il avait acquis une petite peinture à l'huile dénichée chez un brocanteur des quais, non loin du Ponte Vecchio.
Ce n'est pas que le tableau ait été célèbre ou spécialement mis en valeur.
En fait, il était voilé de poussière et caché au fond de la boutique. H
l'avait acheté simplement parce qu'il lui plaisait. Pendant les trois décennies suivantes, après qu'il fut devenu vice-consul d'Angleterre à
Florence et eut reçu le titre de Knight of thé British Empire, le tableau resta accroché dans sa bibliothèque, et chaque soir après le dîner il fumait son cigare à côté de lui.
En 1900 une épidémie de choléra se déclara à Florence, emportant Lady Frobisher. Après les obsèques, l'homme d'affaires, ‚gé maintenant de soixante ans, décida de retourner dans la patrie de ses ancêtres. Une fois ses biens vendus, il rentra en Angleterre, o˘ il acheta un splendide manoir dans le Surrey. Parmi les neuf domestiques qu'il employait, la plus jeune était Millicent Gore, une fille du village engagée en qualité de servante.
89
Sir Bryan mourut en 1930 sans s'être remarié, à l'‚ge de quatre-vingt-dix ans. D avait fait rapatrier d'Italie une centaine de caisses ; l'une d'elles contenait une huile de petites dimensions, dont les couleurs avaient p‚li avec le temps.
Parce que c'avait été son premier cadeau à Lady Lucia et qu'elle l'avait toujours aimée, il la suspendit à nouveau dans la bibliothèque, o˘ elle perdit ses teintes vives, ternies par la fumée et la crasse qui rendaient les figures quasiment indiscernables.
La Première Guerre mondiale éclata, et quand elle s'acheva, le monde avait changé. La fortune de Sir Bryan périclita sérieusement lorsque ses investissements dans les chemins de fer russes partirent en fumée, après 1917. En 1918 le paysage social de Grande-Bretagne s'était complètement modifié. Le personnel se trouva réduit, mais Millicent Gore resta au service de Sir
Weitere Kostenlose Bücher