Le vétéran
association caritative ª.
- Combien il nous en reste, Benny ? demanda-t-il par-dessus son épaule à
son jeune assistant.
- Seulement quarante-quatre, Seb, répondit le jeune homme.
H l'appelait familièrement par son prénom, comme l'y invitait un Mortlake soucieux de faire régner une atmosphère de convivialité au sein de l'équipe. Même les secrétaires désignaient leurs supérieurs par leur prénom. Seuls les manutentionnaires, que l'on appelait pourtant par leur prénom, surnommaient Mortlake ´ patron ª.
- quelque chose d'intéressant ?
- Pas vraiment. Rien dont on connaisse l'auteur, la période ou la date exacte, l'école et l'origine.
- En d'autres termes, que des peintres du dimanche. Vous venez travailler demain ?
- Oui, Seb, je crois bien. Histoire de mettre un peu d'ordre.
- Bien, Benny ! Bon, je file au déjeuner du conseil d'administration, et après je pars pour ma maison de campagne. Chargez-vous de tout ça à ma place, vous voulez bien ? Vous connaissez la chanson. Une lettre bien polie et une évaluation approximative. Demandez à Deirdre de les taper sur ordinateur et on les enverra avec le dernier courrier.
Après un jovial ´Joyeux NoÎl tout le monde ! ª, il quitta les lieux, bientôt imité par les deux assesseurs qui l'avaient assisté dans son travail. Benny veilla à ce que la dernière série de pein-94
turcs examinées et refusées soit remportée dans la réserve tandis qu'on amenait les quarante-quatre tableaux restants dans la salle d'exposition, qui jouissait d'un meilleur éclairage. H avait prévu d'en regarder quelques-uns l'après-midi même et de garder la suite pour le lendemain, dernier jour avant ses congés de NoÎl. H pécha des tickets restaurant au fond de sa poche et se dirigea vers le réfectoire du personnel.
L'après-midi, il s'occupa d'une trentaine de dépôts et regagna son appartement, à l'extrémité nord de Ladbroke Grove - là o˘ les loyers co˚taient le moins cher.
La présence chez Darcy de Benny Evans, ‚gé de vingt-cinq ans, symbolisait la victoire de la persévérance. Le personnel de la réception, celui qui était en contact avec le public et évoluait dans les salles d'exposition, regroupait des jeunes gens élégamment vêtus, à la voix délicieusement langoureuse. Leur pendant féminin se composait de jeunes femmes au physique tout à fait avantageux.
Parmi eux s'affairaient les coursiers et les huissiers en livrée, ainsi que les manutentionnaires en bleu de travail qui soulevaient et transportaient les pièces de collection, les hissaient sur les chariots, les amenaient et les remportaient.
Dans les coulisses, on rencontrait les spécialistes, dont les experts formaient l'aristocratie. Sans leurs compétences très aff˚tées, l'édifice tout entier se serait effondré. C'étaient eux qui possédaient le regard perçant et l'excellente mémoire capables de démêler d'un simple coup d'oil la qualité du tout-venant, l'authentique de la copie, la camelote de la perle rare.
Comparés aux hiérarques tout-puissants, les gens comme Mortlake faisaient figure de roitelets, mais on tolérait leurs extravagances en échange de l'expérience considérable qu'ils avaient acquise au fil de trente ans de carrière. Benny Evans n'était pas comme tout le monde, et Mortlake, plus malin qu'il n'y paraissait, avait compris pourquoi. Ceci expliquait la présence de Benny.
Ce dernier n'avait pas le physique de l'emploi, alors que dans le monde de l'art londonien, les apparences jouent un rôle fondamental. Benny avait aussi peu de diplômes que de manières. Ses cheveux se dressaient sur sa tête en touffes hirsutes qu'aucun
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coiffeur de Jermyn Street n'aurait su discipliner, si seulement il s'était adressé à l'un d'eux.
Le jour o˘ il se présenta à Knightsbridge, le pont de ses lunettes cassées
- modèle Sécurité sociale - était consolidé par du sparadrap. Il n'avait pas besoin d'adopter une tenue décontractée pour le vendredi, vu que c'était là son style habituel. Enfin, il s'exprimait avec un accent du Lancashire à couper au couteau. Lors de l'entretien d'embauché, Sébastian Mordake l'avait contemplé d'un oil fasciné. Ce n'est qu'après avoir testé
ses connaissances sur l'art de la Renaissance qu'il décida d'engager le jeune garçon, en dépit des apparences et des coups de coude de ses collègues.
Benny Evans était originaire d'une cité ouvrière de Boode, et son père travaillait en usine. H ne se
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