Le vétéran
répliqué d'un ton rogue en me foudroyant du regard.
- qu'est-ce que ça veut dire ? a demandé l'Américain.
- «a signifie "impossible". Ensuite, il a passé en revue chaque rangée de matelas. Il n'avait pas besoin de poser de questions. Il lui suffisait d'un coup d'oil pour reconnaître le type de blessure, sa gravité, les chances de survie. Un prêtre l'accompagnait, qui s'est agenouillé pour administrer l'extrême-onction à ceux qui devaient mourir avant l'aube. Son inspection achevée, le médecin-général est revenu ici. Il m'a dévisagé pendant un long moment. J'étais dans un état lamentable : recru de fatigue, maculé de sang, je sentais passablement mauvais et je n'avais rien mangé depuis deux jours.
"Vous êtes un jeune homme remarquable, a-t-il fini par me dire. Ce que vous avez accompli ici dépasse l'entendement. Vous savez que nous sommes en train d'évacuer nos troupes ?"
´J'ai répondu que oui. Les nouvelles vont vite dans une armée vaincue. H a donné des ordres aux hommes qui l'escortaient. Des équipes de brancardiers sont arrivées par la ruelle. Il leur a dit d'emporter seulement les Allemands, et de laisser les Alliés se charger des leurs. Il est passé aux milieu des blessés allemands, sélectionnant ceux qui avaient une chance de supporter le long voyage sur les routes cahoteuses des collines du Chianti, jusqu'à Milan o˘ ils recevraient des soins adéquats. Les Allemands qu'il estimait perdus, il commanda aux brancardiers de les laisser sur place. H
en restait cinquante, sans compter les Alliés. H est revenu me parler. Le soleil avait disparu derrière les maisons, et poursuivait sa course vers les collines. La fraîcheur se rétablissait peu à peu. Il a renoncé à ses manières bourrues, et là, ce n'était
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plus qu'un vieillard épuisé. "D faudrait que quelqu'un reste en arrière.
Restez donc avec eux. - Je m'engage à le faire. - «a implique que vous serez fait prisonnier. - Je le sais, mon général. - La guerre n'a pas été
longue pour vous, après tout. J'espère que nous nous reverrons, dans notre patrie."
´ H n'y avait plus rien à ajouter. Il est passé sous l'arcade et il s'est retourné pour m'adresser un salut. Vous vous rendez compte ? Un général saluant un capitaine. Comme j'étais nu-tête, je n'ai pas pu lui répondre.
Et puis il s'en est allé. Je ne l'ai jamais revu. Il a péri au cours d'un bombardement six mois plus tard. Je me suis retrouvé tout seul ici, avec cent cinquante hommes condamnés à mourir si les secours n'arrivaient pas rapidement. Le soleil s'est couché, l'obscurité est descendue, et je n'avais plus de gaz pour mes lampes. Mais la lune s'est levée et j'ai commencé à faire circuler des gourdes d'eau. quand je me suis retourné, elle était là à nouveau.
A présent, des cris ininterrompus s'élevaient de la Piazza del Campo. Les dix jockeys, des hommes petits, secs et nerveux, tous professionnels, étaient montés sur leurs chevaux, et chacun avait reçu une cravache redoutable, un nerf de bouf, dont ils frapperaient non seulement leurs chevaux, mais aussi les montures et les cavaliers qui les talonneraient de trop près. Le sabotage est de règle pendant le Palio, et il vaut mieux laisser ses scrupules au vestiaire. Les paris sont faramineux, et le désir de vaincre ne connaît pas de limites. Une fois qu'on est lancé sur la piste sablée, tout peut arriver.
On venait de tirer au sort les places respectives des chevaux derrière la grosse corde qui marquait la ligne de départ. Vêtus d'une casaque bigarrée aux couleurs de leur contrada, leur bombe renforcée sur la tête, tous les jockeys tenaient fermement leurs rênes. Les chevaux piaffaient d'impatience en prenant leur place derrière la corde. Le starter ou mossiere guettait le magis-trato qui devait lui faire signe de baisser la corde quand le dernier cheval serait fin prêt. Les rugissements de la foule évoquaient ceux d'un lion dans la savane africaine.
- Elle est revenue pendant la troisième nuit ?
- Oui, pour la troisième et dernière fois. D'une certaine 169
manière, nous formions une équipe. …videmment, il m'arrivait de parler allemand, mais il était clair qu'elle ne comprenait pas. Elle souriait mais ne prononçait pas un seul mot, pas même en italien. Nous n'avons jamais eu de contact physique. Elle s'occupait des blessés, j'allais chercher de l'eau et je changeais quelques pansements. Le médecin-général avait renouvelé mon
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