Le Voleur de vent
point.
Son ami, feu le vieux chirurgien, l’avait
entretenu de la religion catholique ainsi que de celle qu’on appelait réformée
mais qu’il jugeait toutes deux de grande intolérance. C’est pourquoi, appelant
son vaisseau Le Dragon Vert, Nissac avait-il dû, en son temps, faire
grincer les dents de quelques curés. Il y fallait du courage.
Mais que penser de ce salut muet et
respectueux que le vice-amiral comte de Nissac adressait à la lune, comme on le
fait à belle dame ou monarque ?… Qu’y avait-il au juste en l’esprit
curieux de cet homme qui ne ressemblait point aux autres ?… Pourquoi
était-il le seul, sur ce grand vaisseau, à poser des questions et à s’intéresser
aux autres peuples ?… Quelle vérité traquait monsieur de Nissac ?…
La duchesse de
Medina Sidonia observait à la dérobée le comte de Nissac qui mangeait peu. Le
regard perdu vers le plafond, il avait un vague sourire aux lèvres. À quoi
pensait-il ?… Comme elle aurait aimé le savoir, pénétrer à l’intérieur de
l’âme de cet homme secret, connaître ses pensées, ses songes et ses espoirs.
Grande duchesse d’Espagne, personnage
important – le roi Philippe III avait fait de sa libération une affaire d’État
–, elle était impuissante à percer le mystère d’un homme qu’elle aimait chaque
jour davantage.
N’était-il point fol, ce comte de Nissac qui, en
un geste de grande beauté, saluait la lune en ôtant son chapeau aux si jolies
plumes ?
Et pourquoi l’aimait-elle ?
Car, elle n’en doutait pas, elle n’aimait que
lui. Lui qui occupait son esprit lorsqu’elle fermait les yeux pour s’endormir
mais était de nouveau présent, au matin, sitôt qu’elle les ouvrait.
Aimer, ainsi le découvrait-elle, était chose
délicieuse et douloureuse. Songeant à Nissac, il arrivait à la jeune femme qu’elle
en eut mal au ventre, et le cœur serré. Le voyant, elle pensait quelquefois
défaillir, la tête lui tournait et elle ne trouvait point ses mots.
Oui, pourquoi l’aimait-elle ?
La promiscuité sur ce navire ?… Non, elle
l’aurait aimé au milieu du désert. Il ne ressemblait point aux autres, et là
gisait peut-être la raison de sa passion secrète. Il était incomparable, beaucoup
trop différent, étrange et parfois imprévisible. En tout cas, il n’avait rien à
voir avec les hommes de la cour d’Espagne, austères et tout de noir vêtus, ombres
glacées en les sombres galeries du palais de El Escorial.
El Escorial !… Construit par le fils de
Charles-Quint sur le modèle du gril où saint Laurent fut sacrifié. Quelle idée !…
Et situé au nord-ouest de Madrid en un endroit sauvage, venteux et désolé au
pied de la Sierra de Guadarrama. On y avait avant-goût de la mort quand le
comte de Nissac évoquait la vie !
Elle se contraignit néanmoins à suivre la
conversation puis intervint comme il était question du second :
— C’est chose étrange que monsieur le
second s’appelle Paray des Ormeaux et le lieutenant Fey des Étangs. L’ormeau
est un arbre, il pourrait pousser en bordure d’un étang. Est-ce là le fait du
hasard, monsieur l’amiral ?
Le comte de Nissac secoua lentement la tête. L’instant
d’avant, on eût juré qu’il n’écoutait point la conversation et ignorait la
question que l’on venait de lui poser. L’instant d’après, on sut que son
apparente nonchalance ne l’empêchait point de tout entendre de ce qui se disait.
— Point de hasard, madame. Nous
cherchions un jeune officier pour compléter l’équipage et voyant sur la liste
qui énonçait plusieurs noms celui de Fey des Étangs, il me vint qu’il formerait
belle harmonie avec monsieur des Ormeaux.
Il hésita un instant, observant le lieutenant
Martin Fey des Étangs qui, le regard baissé, dissimulait mal une certaine
angoisse.
Le vice-amiral reprit :
— Il apparaît donc que monsieur Fey des
Étangs fut choisi par jeu, et je ne veux point dissimuler cette raison. Mais l’ayant
vu à la manœuvre, au combat et chaque jour à ma table, je ne le changerai
contre personne, fût-ce le Grand Turc.
Fey des Étangs jeta un regard brûlant de
reconnaissance au comte de Nissac mais, en sa toujours très vive crainte des
effusions, celui-ci se leva.
— Nous toucherons au port de Toulon d’ici
qu’il soit trois heures de relevé. Que chacun se prépare. L’escale ne durera
que vingt-quatre heures. Les officiers et les hommes descendront à terre
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