Lebensborn - la fabrique des enfants parfaits: Ces Français qui sont nés dans une maternité SS
enfants de la liste. Les deux premiers n’avaient rien à avoir avec l’organisation L. Le troisième, c’est Georges D. Son nom, son numéro de téléphone et son adresse se trouvaient dans l’annuaire. Un seul doute subsistait : il pouvait s’agir d’un parfait homonyme. J’ai appelé un mardi, en début de soirée. Je suis tombé directement sur Georges et c’est à ce moment-là que s’est déroulée notre première conversation. Gênée. Avec des phrases alambiquées et pleines de sous-entendus, comme autant de perches à saisir, je lui ai expliqué que j’écrivais un article sur des « enfants français et belges rapatriés d’Allemagne après la guerre qui avaient été confiés à l’Assistance publique ». En faisait-il partie ?
— Je ne sais pas… a-t-il répondu.
— Un enfant confié à l’Assistance publique de la Meuse en 1946 porte le même nom que vous et…
— Je ne sais pas…
Je m’enferrais dans un argumentaire de plus en plus confus pour essayer de deviner si j’étais bien en train de parler avec la personne que je recherchais.
Cinq fois, six fois, je l’ai entendu souffler d’une voix blanche : « Je ne sais pas… ».
Cette phrase ne signifiait pas : « Je n’ai rien à voir avec votre histoire » ou « Monsieur, arrêtez de m’importuner, s’il vous plaît ». Ses mots voulaient seulement dire ce qu’ils signifiaient, littéralement. Désespérément : « Je ne sais pas… »
De mon côté, je savais, mais je m’interdisais de le dire. La situation était invraisemblable : je connaissais le lieu et les circonstances de la naissance de Georges, un homme en âge d’être mon père, tandis que lui l’ignorait. Cela parce que j’avais consulté son dossier dans des archives en Allemagne. Mais ce n’était pas à moi de lui révéler un si lourd secret. Georges avait construit sa vie en intégrant sa part d’inconnu, cette faille originelle. Le droit et le désir de lever le mystère sur les premiers moments de son existence lui appartenaient exclusivement.
Et pourtant, je savais ce qu’il ignorait : à sa naissance, le 18 juin 1944, Georges se prénommait en réalité Hans Georg. Il est venu au monde à Wégimont, autrement dit à la maternité SS Ardennen . De « parents inconnus ». La consonance de son nom, celui de sa mère probablement, pourrait laisser penser qu’elle était d’origine française. En fait, elle était probablement wallonne. Le 1 er septembre 1944, comme ses autres petits compagnons, Hans Georg, nourrisson de moins de trois mois, est emmené en Allemagne. Si l’on se fie à son maigre dossier conservé à Bad Arolsen, il aurait d’abord transité par la nursery SS de Bad Polzin, 1 000 kilomètres à l’est de la Belgique, avant de retrouver les autres bambins – transférés au foyer Taunus de Wiesbaden –, c’est-à-dire à 280 kilomètres de leur point de départ. Hans Georg n’a sûrement jamais effectué cet itinéraire géographiquement incohérent Mais voici ce dont nous sommes sûrs : Hans Georg arrive, comme les autres enfants, à Steinhöring au début d’avril 1945. Un mois plus tard, il est pris en charge par les équipes des Nations Unies et placé dans un centre de soins, au couvent d’Indersdorf. Ensuite, il est rapatrié par erreur en France, à Commercy, durant l’été 1946. C’est alors qu’on le rebaptise Georges.
Pourquoi révéler ici ce que je m’étais interdit de lui dire lors de notre première conversation ? Parce que, lorsque nous avons discuté la deuxième fois, j’ai réalisé qu’il avait entre-temps réfléchi au mystère entourant ses origines. J’avais servi de déclencheur. Quelques mois après notre premier échange, je lui avais adressé une lettre. Un message similaire à celui envoyé à Martine, la sœur d’Annick, la religieuse née, elle aussi, à Wégimont. Ma lettre commençait par ces mots : « J’espère que mon courrier ne vous importunera pas. » J’expliquais ensuite mes recherches, ma quête en vue d’obtenir le témoignage d’autres enfants liés à l’organisation L. Je rappelais aussi son homonymie avec l’un des enfants rapatriés d’Allemagne après la guerre. « Je m’adresse à vous pour savoir si vous êtes cette personne. […] Si vous êtes cette personne, accepteriez-vous de me raconter ce que vous savez ? » Six jours plus tard, le 11 mai, dans la matinée, mon téléphone portable a sonné.
— Bonjour,
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