L'Église de Satan
aveuglé, et qu’il comprît le sens de Parage, ce code d’honneur de toute une civilisation – la leur. Aimery
savait manier l’épée à une et deux mains ainsi que toutes les armes de jet ;
il excellait dans le tir à l’arc et à l’arbalète, chevauchait avec adresse. Il
était aimé des femmes et en avait aimé certaines.
Pour Escartille, Aimery était toute sa vie.
Depuis le traité de Meaux-Paris, Raymond VII
avait tout tenté pour en amoindrir les conséquences. Il avait cherché à
maintenir ses droits en Provence, avant que celle-ci ne lui échappe
complètement. Mais les cathares n’étaient pas morts. En 1240, trois ans plus
tôt, le fils de Raymond-Roger Trencavel s’était de nouveau révolté. Parti d’Espagne
avec quelques chevaliers faidits et des corps de routiers, il n’avait
obtenu que de petits succès avant d’échouer devant Carcassonne. Non, Parage n’était pas mort et les cathares non plus, mais la situation était précaire.
L’Église avait inventé l’Inquisition.
C’était pour lui échapper que, ces
derniers temps, Escartille et Aimery s’étaient retranchés dans un refuge des
montagnes pyrénéennes.
Et voici qu’ils revenaient au cœur même du
pays. Quelques jours plus tôt, les deux cavaliers avaient fait halte au sommet
d’une colline, qui dominait les terres occitanes. L’air était encore frais en
ce mois d’avril, mais les deux étaient cléments. Aimery, heureux de rompre avec
la vacuité de cette retraite à laquelle lui et son père s’étaient
provisoirement résolus, exultait. Il s’était agenouillé pour embrasser la terre
et la saisir à pleines poignées, la laissant couler entre ses doigts. Escartille
l’avait regardé longuement, pénétré lui aussi d’une émotion singulière. Il s’était
revu comme autrefois, se tortillant sur sa selle, avec son chapeau à plume d’oie,
son instrument de musique à ses côtés, sa tunique poussiéreuse et ses bottes
trouées. Il se rappelait ce cheval à la robe rabougrie, prêt à s’effondrer à
tout instant, qui l’avait conduit de Béziers à Carcassonne ; il se
rappelait le nouveau-né cahotant contre sa poitrine ; et, bien sûr, les
prisonniers de Bram, la châtelaine vaincue de Lavaur, et tout le reste. Aimery,
aujourd’hui, avait trente-trois ans – l’âge même de cette guerre albigeoise, avec
laquelle il était né. Une abondante chevelure noire tombait sur ses épaules, encadrant
un visage noble, aux traits réguliers. Il portait une cape sombre ; un
calice entremêlé de fleurs était brodé sur sa tunique, par-dessus sa cotte de
mailles. L’écu glissé à son bras reprenait ce motif. Sa main droite était
recouverte d’un gant de cuir. Loin au-dessus de lui, un faucon pèlerin
décrivait des cercles dans l’espace. Aimery avait recueilli ce faucon peu de
temps auparavant ; il l’avait trouvé blessé auprès d’un ruisseau, et s’était
vite attaché à l’animal. Sa façon singulière de lui parler, de commander jusqu’aux
révolutions que le rapace faisait dans le ciel, avait surpris Escartille, prompt
à deviner là, chez son fils, une faculté insolite. L’oiseau était devenu pour
eux un compagnon de route. Aimery, enfin, s’était redressé avant de se
retourner vers Escartille et d’échanger avec lui un franc sourire. Les deux
hommes s’étaient abandonnés de longs instants à la contemplation de ces vallées
qui se déroulaient à leurs pieds. Les parfums entêtants de la région revenaient
chanter en eux ; le cours des ruisseaux qui serpentaient entre les
collines, la beauté des champs couchés sous le ciel, la silhouette des bourgs, des
clochers et des châteaux, tout cela se rappelait soudain à eux, jaillissant de
leur cœur. Ces visions si chères, qu’Aimery avait si patiemment, si secrètement
espérées, scellaient enfin leur retour : celui du père et de son fils, qui
entendait sourdre de ses entrailles le cri de ses premières années.
À présent, ils se retrouvaient là, en
cette forêt de Pamiers. C’était l’urgence de la situation qui avait poussé les
deux hommes à sortir de leur retraite. Ils sentaient que le moment de vérité
approchait. Après tout, en trente ans, il y avait eu déjà tant de revirements
que rien ne semblait définitivement perdu, surtout pas la foi des uns et des
autres. Au contraire, c’était souvent dans de telles circonstances que les
Occitans étaient saisis de sursauts inespérés, qui faisaient
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