L'Église de Satan
N’avons-nous
pas tant de choses à raconter ?
Escartille considéra son fils quelques
instants. Il se tenait assis devant lui, les pieds en tailleur, un sourire sur
le visage. Escartille hésita quelques instants, puis sortit ses parchemins et, éclairé
à son tour d’un léger sourire, il se mit à lire. Les yeux de son fils, comme
ceux d’un enfant qui savoure le conte à la veillée, brillaient plus que jamais.
N’avons-nous pas tant de choses à raconter ?
Toutes ces années, Escartille avait élevé
Aimery, jusqu’à en faire cet homme que lui-même n’avait pu être. Ils n’avaient
connu que la fuite, les dangers et les longues marches, mais Escartille avait
su léguer à son fils les clés de son propre et douloureux apprentissage. Il lui
avait tout donné. Qu’il était loin, le temps où il tenait l’enfant contre lui, au
milieu des essaims de flèches ! Jamais, en souvenir de Louve, il n’avait
renoncé à sa tâche : qu’Aimery grandisse et l’accompagne, qu’il soit
heureux malgré la guerre. Il lui avait tant parlé de sa mère, de leur amour, de
leur longue séparation et de ces inoubliables retrouvailles, quelque temps
avant sa mort !
La religion cathare n’interdisait pas que ses
représentants pussent, dans une vie antérieure, avoir été mariés, ou qu’ils
aient eu un enfant. Aussi l’enfance d’Aimery avait-elle été marquée par cette
situation insolite. Il avait vite tout connu de sa propre genèse. Son père, le
tenant par la main, lors de leurs longues marches sur les routes d’Occitanie, lui
avait raconté leur histoire des milliers de fois. Ce père que, très tôt, Aimery
avait appris à comprendre, à aimer. Il avait appris à respecter sa souffrance
passée. Il le chérissait, comme il chérissait le souvenir de cette mère qu’Escartille
n’avait cessé de lui peindre sous un jour si passionné, si adorable ; il
ne la connaissait que par les mots dont Escartille avait usé pour la lui
représenter ; il s’était fait d’elle sa propre image, Louve, une image
sublime d’amour, de fougue et de bonté. Avec la beauté naïve de l’enfant qui
méconnaît l’âpreté de la réalité vécue par ses parents, il parait leur aventure
de toutes les qualités, il y projetait ses propres rêves. Il se plaisait
souvent à penser que Louve continuait de cheminer à côté d’eux.
— C’est aussi ce que je m’imagine, lui
avait dit Escartille, un jour qu’Aimery s’était ouvert à lui de ce sentiment.
Aimery avait vite appris. Les lois du trobar, l’art d’aimer, les vertus de la courtoisie ; le chant, la
poésie, le maniement de la vièle et du rebec, la passion pour les lettres et la
musique. La philosophie, bien sûr, du moins celle qu’Escartille s’était
construite, et qui avait rencontré celle de la religion cathare. Il lui avait
appris ce qu’était le Mal. Il lui avait montré ses différents visages, comment
le reconnaître, apprendre à l’éviter, parvenir à le vaincre, parfois. Il lui
avait raconté le poème de la Création, la déchéance de Satan, la corruption du
monde et ses étincelles de beauté ; il lui avait enseigné le sens des rituels,
du consolament et du melhorier. Il lui avait expliqué les
batailles des deux Églises, celle de Rome et celle qu’il représentait, et
comment leur affrontement, loin de se nouer à partir de la seule réalité des
choses matérielles, avait trouvé sa source dans la nature de leurs options de
pensée. Lorsque Escartille avait commencé ses prédications, il juchait son fils
sur ses épaules, ou bien l’installait là sur un tonneau de vin, là sur un
chariot empli de foin, ou sur la margelle d’un puits. Son fils goûtait ces
moments où il voyait ce père étrange que des populations tantôt timides et
silencieuses, tantôt bruyantes de joie et de vie, venaient écouter, sur la
place du village, à l’ombre d’une chapelle en ruine. Il l’aidait lorsqu’il se
rendait auprès des pauvres, des malades et des mourants. Alors, tous deux se
penchaient sur les plaies, les nettoyaient, les pansaient, comme les plaies de
tout un monde en péril, un monde qui suintait, qui puait la douleur. Mais Escartille
avait voulu que son fils ne soit pas seulement élevé à la dignité de l’esprit
et de la charité. Il lui avait appris à se défendre auprès des meilleurs
chevaliers de Raymond VI, puis de Raymond VII, non pour encourager sa
violence, mais pour qu’il n’en fût pas
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