L'Église de Satan
Nous passons chaque instant dans la terreur, par votre
faute ! Et tout cela encore ne serait rien, si à cause de vous, Aude n’était
pas partie. Vous n’avez fait que nous arracher nos propres entrailles.
Elle serra le poing. Ses doigts en devenaient
blancs. Des cheveux dépassaient du bonnet dont sa tête était couverte. Des
larmes de chagrin et de colère ruisselaient maintenant sur ses joues. Elle se
leva soudain et s’écria, dressée devant le ductor :
— Alors
comment OSEZ-VOUS vous présenter devant moi ?
Le ductor, qui se tenait droit devant
elle, dans son manteau noir, ne bougea pas. Il essuya cette gifle verbale avec
sang-froid, se contentant de planter ses yeux dans ceux de la femme, qui
brillaient de tous les feux.
— Elle vous aime. Elle a fait trop de
chemin pour renoncer. L’aiderez-vous ?
Il se tourna vers le père.
— Par pitié, elle est traquée, comme nous
tous. L’aiderez-vous ?
— Je… Je…
Le père finit par hurler, postillonnant, les
bajoues gonflées de sang :
— Non ! Non ! Jamais !
Le messager était reparti.
Ils avaient peur ! Peur pour eux, pour
leur maison, pour ce que l’on dirait dans le village. Et cette peur atroce
était plus forte que tout. Rien, sans doute, ne les ferait céder, pas même les
implorations de leur fille, si elle se fut trouvée en chair et en os devant eux.
Telle était l’œuvre de l’Inquisition dans
cette Occitanie occupée.
Son plus grand tour de force.
Aude ne reviendrait pas.
Folle Héloïse ! Elle avait suivi
secrètement le ductor, seule, laissant ses parents à leurs méditations. Déchirés,
honteux, ils s’étaient enfermés dans la chapelle du village avec l’abbé Marois
et sans doute – ô comble de naïveté, de trahison ! – sans doute, les
inconscients, lui parleraient-ils de ce qui venait de se passer, et
donneraient-ils au bon abbé tous les renseignements qu’il ne manquerait pas d’utiliser.
Héloïse s’en allait retrouver sa sœur. Elle
voulait la voir. Un instant seulement lui suffisait. La voir vivante. Puis elle
rentrerait, le cœur réchauffé, plein de ce fugace éblouissement. Oserait-elle
lui parler ? Elle n’en était pas sûre. Mais quand elle rentrerait, elle
irait aussitôt trouver son père. Il comprendrait, cette fois. Héloïse n’avait
pas hésité. Il fallait qu’elle y aille. Qu’elle se jette au-dehors, pour vivre
et respirer.
Cours, Héloïse.
Intrigués, Escartille et Aimery suivirent la
jeune fille, abandonnant leurs chevaux et le faucon auprès du ruisseau. Après
quelques secondes d’hésitation, Héloïse s’engagea dans les fourrés. Les deux
hommes descendirent du talus où ils se trouvaient. Ils franchirent le sentier
qu’Héloïse venait d’emprunter. Les marques gravées par le ductor sur le
tronc d’arbre ne leur échappèrent pas. Héloïse aussi les avait repérées.
Ils suivirent sa trace jusqu’à un nouveau
talus. Aplatis sur le sol, entre deux buissons de fougères, ils assistèrent
alors à un curieux spectacle.
Héloïse se tenait à quelques mètres d’eux,
en contrebas, cachée elle aussi derrière un bosquet épineux. Elle avait
retrouvé sa sœur, dans cette clairière nimbée d’une lumière irréelle, où
dansait encore un dernier rayon de soleil. Mais la jeune fille ne s’était pas
encore montrée, malgré le froid qui la saisissait. Elle contemplait cette scène
étrange, sans se douter qu’elle était elle-même observée.
— Regarde, chuchota Escartille à son fils.
L’endroit où se trouvaient les
clandestins était vaste. Une cinquantaine de personnes, debout ou assises sur l’herbe
et les pierres, entouraient Aude habillée de noir. D’une voix douce, la
parfaite parlait à l’assemblée, berçant cet auditoire de sa voix aux inflexions
musicales ; cette voix chantait aux oreilles d’Héloïse comme une
résurrection. On trouvait là des hommes de toute condition, paysans, bourgeois,
artisans, écuyers et seigneurs des environs ; chacun d’eux avait bravé le
danger pour acheminer ses provisions jusqu’ici et venir l’écouter, elle ! Elle
qui n’avait pas trente ans, que l’on traquait comme ses semblables, fuyardes
solitaires, courant vers tous les refuges pour éviter la persécution. Aude
était parfaite, Bonne Femme revêtue, depuis maintenant deux ans. Les mains
tendues, elle laissait voguer dans la brise quelques mèches de ses cheveux
blonds, elle souriait de temps en temps, noyée dans
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