L'Église de Satan
femmes qu’il avait coutume de séduire. Lorsqu’il
y pensait, un léger sourire s’étirait sur ses lèvres ; son front s’éclaircissait
un instant. Il tendait les doigts dans le vide, comme pour saisir à nouveau ces
bribes de mémoire qui menaçaient de le fuir. Bercé de cette trouble nostalgie, il
hésitait entre le rire et les larmes. Ces souvenirs étaient devenus une force. Il
savait, au moins, pourquoi il se battait. Pour la beauté de son paradis perdu. Un
combat beau puisqu’il était vain, perdu d’avance. Mais il valait à lui seul
toutes les peines qu’Escartille avait endurées. Puis, d’autres pensées venaient
le traverser, et son visage s’assombrissait. Le feu, les armes, les murailles
tombant avec fracas, les gémissements des martyrs, tout lui revenait d’un coup.
Les âmes déchirées en la cathédrale de Béziers, les flèches incandescentes qui
venaient en pulvériser les vitraux ; l’enfer bourdonnant d’insectes où
étaient abandonnés pêle-mêle les cadavres carbonisés, sous les tentures volant
dans la brise ; Carcassonne et son Christ défunt, ce Trencavel bafoué et
jeté au cachot ; Muret et sa plaine herbeuse, ses pavillons inondés de
sang et de pluie. Soudain, il entendait les clameurs, le cri de soulagement et
de joie des populations occitanes, le jour où elles avaient appris la nouvelle :
Montfort
Es mort
Es mort
Es mort !
Viva Tolosa
Ciotat gloriosa
Et poderosa !
Tornan lo paratge et l’onor !
Montfort
Es mort
Es mort
Es mort !
Simon de Montfort, l’ennemi entre tous, avait
fini par périr. Après la bataille de Muret, Raymond de Toulouse et son fils
avaient quitté leur capitale, tandis que Montfort s’était lancé dans de
nouvelles conquêtes. Le Dauphin du trône de France, en personne, s’en était
mêlé : d’avril à octobre 1215, Louis VIII était venu mener sa
croisade personnelle aux côtés de Simon. Le pape, de son côté, avait convoqué
un concile d’arbitrage à Latran, où le comte de Foix avait de nouveau échoué
dans la défense de la cause occitane. Alors que tout semblait perdu, Raymond et
son fils, réfugiés à Gênes, étaient revenus dans leurs domaines de Provence. Marseille
et Avignon leur avaient fait un accueil délirant. Escartille, une fois de plus,
était là ; apprenant que le comte et son fils étaient revenus d’Italie, c’était
en parfait qu’il s’était rendu à son tour en Avignon pour y retrouver le comte
Raymond. Celui-là, qui ne l’avait pas revu depuis la tragédie de Muret, où Escartille
n’était alors que l’un de ses hérauts, l’avait embrassé avec effusion, et salué
avec respect : c’était désormais un ministre cathare qu’il avait devant
lui. Il en était ainsi de l’espoir des Occitans : plus il était sanglé et
perdu, plus il rejaillissait avec des forces nouvelles. Parage ! Il
suffisait d’une étincelle pour que la flamme de la fierté occitane s’allume de
nouveau…
Et tout avait recommencé.
Montfort avait dû se battre sur deux
fronts ; tandis que Raymond regagnait l’Espagne afin d’y lever une armée, son
fils assiégeait Beaucaire avec le concours des Marseillais. C’était lui qu’Escartille
avait rejoint. Ils avaient embarqué sur des bateaux et suivi le cours du Rhône.
À chaque aurore, les trompes et les cymbales faisaient frémir les rivages. Les
nefs gréées pour cette parade étincelaient sous l’azur. Puis ils avaient
chevauché jusqu’à Beaucaire, oriflammes en tête. La prise de la ville avait
résonné comme un coup de semonce pour Montfort : cette fois, le signal de
la reconquête était lancé ; on ne le pensait plus invincible. Toulouse s’était
révoltée une fois encore. Simon, engagé en Provence, avait subi revers sur
revers. Raymond VI avait pu rentrer dans sa capitale libérée.
La reconquête.
Le frère de Simon de Montfort, Gui, avait été
tué. Simon lui-même avait trouvé la mort devant Toulouse. Un charpentier de la
ville avait façonné une pierrière avec des matériaux des chantiers de
Saint-Sernin et du bois de sorbier. Ce n’était pas un homme qui l’avait
actionnée, mais des femmes, des femmes et des jeunes filles toulousaines. Simon
avait reçu la pierre sur son heaume d’acier. Ses yeux, sa cervelle, ses
molaires avaient explosé. Son front s’était enfoncé et ses mâchoires s’étaient
démantibulées. Alors, on avait entendu une immense clameur de soulagement qui, aujourd’hui
encore,
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