L'Église de Satan
franchir ou de combler les fossés. Çà et là, des feux s’allumaient, les
femmes et les filles de joie allaient d’un lieu à un autre, traînant des
marmites ou des gamelles de nourriture. Les chariots retardataires arrivaient
encore au loin, recouvrant peu à peu tout le paysage, au milieu des bivouacs et
des légions de chevaux aux caparaçons armoriés, broutant, buvant, hennissant, clopinant
avec les écuyers. À quelques dizaines de mètres des remparts, une première
ligne de siège rassemblait les sections de routiers et les cordons de
fantassins ; juste derrière, des archers et arbalétriers circulaient
auprès des préposés aux machines. Plus loin encore, on trouvait la noblesse et
le clergé, magma semé d’étendards multicolores, de drapeaux claquant au vent, de
bannières épiscopales, jusqu’à disparaître à l’horizon. Un brouhaha incessant
montait de toute la plaine.
Bien. Je vois.
Escartille avala sa salive et sentit une
grosse boule rouler dans sa gorge. Il se tourna vers l’un des soldats avec
lequel il venait de faire connaissance, à côté de lui.
— Ils… Ils sont nombreux, hein ?
Le soldat, lui, ne paraissait pas impressionné.
Il s’appelait Charles de Montesquiou, était originaire d’Agen. Il avait le
visage long, les joues creuses, les paupières tombantes. Prenant appui sur sa
lance, la tête recouverte d’un casque de fer, il semblait, au contraire, trouver
cette effervescence plutôt réjouissante. Voir Béziers braver ainsi une armée
qui s’agitait à ses pieds, comme un essaim d’abeilles autour d’une ruche, ne
déclenchait en lui qu’un certain dédain mêlé d’amusement.
— Les dangers et les grands travaux ne
sont pas pour tout de suite ! Les Français font croire à une unité qu’ils
n’ont pas… Leurs troupes se développent sur une lieue de long et les routes
arrivent à peine à les contenir ! Regarde ces bandes de routiers, ils
peuvent les quitter à tout moment en quête d’autres pillages moins dangereux ;
tenons quarante jours, et la chevalerie elle-même devra plier bagage !
Le soldat sortit discrètement une gourde de
son plastron et se servit une rasade d’armagnac, avant d’éructer. Il tendit sa
gourde à Escartille, mais le troubadour n’avait pas le cœur à boire. Il refusa
son offre d’un geste de la main.
— Ah, répondit-il, manquant de s’étrangler.
S’il nous faut seulement tenir quarante jours, alors, tout est bien !
Il entendit soudain la voix d’Églantine, restée
avec l’enfant au pied de l’échelle.
— Que voyez-vous ? Ils sont là ?
Il se pencha vers elle et lui adressa un
sourire forcé.
— Tout va très bien, Églantine. Il y a
juste… quelques tentes, de-ci, de-là…
Dans la journée, Renaud de Montpeyroux, évêque
catholique de Béziers, alla à la rencontre des assiégeants pour tenter de
négocier avant le début des hostilités. Il se rendit jusque sous le pavillon où
se trouvait Arnaud-Amaury, légat du pape et chef de l’armée ennemie. Le prélat
était assis dans un fauteuil profond, entouré des principaux chefs de la
croisade : on y trouvait le comte de Nevers, le comte de Bourgogne et les
autres Français qui dirigeaient les opérations. Ils formaient un cercle devant
l’évêque, portant tuniques et armures. Arnaud-Amaury était singulièrement
accoutré, avec sa cotte de mailles frappée d’une croix par-dessus sa vêture
religieuse ; entre l’étoffe et la cuirasse, le glaive et l’anneau, il se
présentait autant en soldat qu’en homme de Dieu. Ses yeux étincelaient d’une
fureur que l’on devinait prête à éclater à tout moment ; il avait un nez
busqué ; ses lèvres se tordaient en un pli amer au coin de sa bouche. Arnaud-Amaury
était, en cet instant, le suprême dépositaire du pouvoir pontifical. C’était à
lui qu’Innocent avait décidé de faire confiance pour régler la délicate
question du midi de la France. Cousin des vicomtes de Narbonne, général de l’ordre
de Cîteaux, ancien abbé de Grandselve, l’un des grands monastères du Languedoc,
Arnaud-Amaury était un homme de la région. Il connaissait d’autant mieux l’hérésie
qu’il l’avait côtoyée pendant des années, et était prêt à tout pour extirper
définitivement ses racines de l’Occitanie, quitte à mettre le pays à feu et à
sang. Au-dessus du pavillon, les armoiries de Rome claquaient au vent. Sa tente,
comme les milliers d’autres qui parsemaient
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