L'Enfant-Roi
fruits se pencher jusqu’à sa bouche assoiffée et s’en retirer toujours au
moment où ils touchent ses lèvres, alors que ma Gräfin eût été la
première bien marrie, si je n’avais point mordu pour finir aux grappes de sa
vigne. Mais plus adroite ménagère que je n’étais du plaisir qu’elle attendait
de nos rencontres, elle les retardait volontiers. Assise languissamment sur sa
chaire à bras en ses beaux affiquets, elle tartinait d’un air innocent ses
éternelles galettes, glissant vers moi quand et quand un coup d’œil aussitôt
lancé que retenu, tandis que je couvrais son visage et son corps de mes
insatiables regards, la gorge si asséchée que je pouvais à peine parler et mon
cœur toquant si fort que je craignais qu’elle ne l’ouït.
Il est vrai que lorsqu’à la parfin, mes mains et mes lèvres
pouvaient prendre dans le clos de sa chambre le relais de mes yeux, nos
tumultes empêchaient pendant un si long moment toute conversation utile qu’il
valait mieux, en effet, réserver à la collation l’urgent et le pressant de nos
entretiens, et qu’en cela ma Gräfin se montrait bien avisée, comme de
reste elle l’était en tout.
— Mon ami, me dit-elle la galette en main,
connaissez-vous le duc de Bellegarde ?
— Je le connais, dis-je, mais non intimement, vu son
âge et le mien. Je l’ai souvent encontre du temps où j’étais le truchement ès
langues étrangères du défunt roi.
— Et l’aimez-vous ?
— Je l’estime fort pour avoir été si fidèle à notre
Henri de son vivant et si fidèle à sa mémoire après sa mort.
— Bassompierre m’est venu visiter tout spécialement ce
matin pour me dire que le duc de Bellegarde désirait fort vous voir, mais au
bec à bec et dans le plus grand secret.
— Et pourquoi le plus grand secret ? dis-je,
béant.
— Bellegarde est, dit-il, espionné jour et nuit, étant
pris dans les toiles d’une vilaine intrigue où il risque de tout perdre. Et se
trouvant déjà tout enveloppé de ces filets, il ne voudrait pas y entraîner ceux
ou celles qui le voudraient aider. L’aiderez-vous ?
— Mille fois oui ! Bellegarde est fort honnête
homme, tout écervelé qu’il soit.
— Est-il si étourdi ?
— Oh ! M’amie ! Plus belle tête de linotte
vous ne verrez mie ! Savez-vous qu’il a osé se jeter dans les bras de la
belle Gabrielle du temps où elle était la maîtresse du défunt roi ? Et si
le roi n’avait été si bon et s’il n’avait pas tant aimé Bellegarde, il eût pu
perdre avec sa tête le peu de cervelle qu’il y loge. Toutefois, le cœur est bon
et il est estimé de tous.
— Mais, mon ami, n’est-ce pas un peu aventureux de
secourir un fol ?
— Je serai prudent pour deux.
Je m’accoisai un instant après cela, l’œil fixé sur la
galette que ma belle, de ses belles mains, était en train de me préparer.
Bellegarde ayant un appartement au Louvre et moi aussi, il nous eût été fort
aisé assurément de nous y encontrer. Mais d’un autre côté, si Bellegarde disait
vrai sur l’espionnage dont il faisait l’objet, c’était bien au Louvre que la
surveillance de ses allées et venues était la plus difficile à déjouer.
— Eh bien, mon ami ? Vous vous taisez ? dit Madame
de Lichtenberg. Que puis-je faire pour ma part ? Voulez-vous encontrer
Bellegarde céans ?
— Nenni, m’amie, nenni ! Il serait disconvenable,
étant étrangère, sans soutien à la Cour et par conséquent si vulnérable, que
vous apparaissiez de près ou de loin en une affaire où je flaire tant de
dangers. Dites seulement à Bassompierre que je lui enverrai mon petit La Barge
pour prendre langue avec Bellegarde en son appartement du Louvre après-demain
sur le coup de six heures de l’après-midi pour lui donner un rendez-vous
discret.
Or, belle lectrice, le lieu de cette rencontre, je l’avais
déjà choisi en mon esprit, mais même à ma Gräfin je n’en voulus rien
dire. Non pas que je n’eusse entière fiance en elle, mais je vous le demande,
eussiez-vous aimé, ayant un amant auquel vous eussiez tenu, d’apprendre de sa
bouche qu’il avait donné rendez-vous à un grand seigneur en la maison du
financier Zamet ?
Assurément, cette maison était le luxe même et le financier
Zamet, l’homme le plus riche de France, mais sa demeure était non seulement une
sorte d’auberge où l’on se gobergeait mieux que nulle part en France, un tripot
princier où la première mise ne
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