L'Enfant-Roi
fils à en discuter.
Le président de la Chambre des Comptes, que Monsieur de
Sillery venait de mettre en cause, entreprit alors de se justifier. C’était un
petit homme chenu, menu, la joue creuse, l’œil noir profondément enfoncé dans
l’orbite. Il parlait sans faire le moindre geste, d’une voix exténuée, comme
s’il était déjà aux portes de la mort, mais dès les premiers mots, je sentis en
son propos quelque chose de ferme, comme s’il s’appuyait sur une foi
inébranlable en la valeur sacrée des lois.
— Le feu roi, dit-il, avait, en sa grande prévoyance, amassé
depuis 1602, année après année, ce Trésor de la Bastille. Il y avait apporté un
grand soin, ménage [63] , et travail. La valeur de ce trésor
était très grande, non seulement en soi, mais aussi parce que le feu roi l’avait
fait connaître dans le monde entier, afin de détourner par là les étrangers de
rien entreprendre contre un royaume qui possédait d’aussi grands moyens. Je me
souviens avoir entendu le feu roi dire publiquement au duc de Mantoue, en
désignant l’Arsenal : « J’ai là de quoi armer cinquante mille
hommes », et ajouter aussitôt, en désignant la Bastille : « Et
là, de quoi les payer pendant six ans au moins. »
Pendant ce discours, je gardai le regard fixé sur la physionomie
en apparence inerte de Louis et je ne faillis pas d’apercevoir que ses yeux
tout soudain brillèrent quand le premier président fit l’éloge de son père.
Mais il les baissa si vite et il reprit si rapidement son impassibilité que je
doutai même l’avoir vu changer d’expression.
— Bref ! dit la reine qui se doutait bien que tant
de louanges sur l’épargne du feu roi contenaient quelque pique à l’égard de sa
propre prodigalité.
Et d’un geste machinal, elle ramena sa main gauche à la
hauteur de sa poitrine et en couvrit le poignet de sa main droite, comme si
elle eût voulu cacher, ou protéger, l’énorme bracelet de diamants que sa
première levée sur les deniers de la Bastille lui avait permis de payer.
— Bref ! répéta-t-elle en haussant fort le bec.
— J’achève, Madame, dit le président de la Chambre des
Comptes avec une profonde révérence. Personne n’ignore que par deux de ses
lettres patentes enregistrées par la Chambre des Comptes, le feu roi avait
expressément défendu de tirer aucun denier de son Trésor de la Bastille, sauf
pour des affaires de guerre très importantes et moyennant l’enregistrement de
ladite chambre. Toutefois, quand en février dernier, Sa Majesté le roi ici
présente avait demandé de prélever deux millions cinq cent mille livres sur les
deniers de la Bastille, la chambre, consciente de la nécessité de combattre la
rébellion des Grands, avait cru devoir enregistrer l’édit du roi et l’avait
fait d’autant plus volontiers que le roi avait promis de restituer cette somme
au trésor avant que l’année fût écoulée. Tant s’en faut pourtant que cette
promesse ait pu être tenue !…
Derechef, Louis ne put tout à fait se retenir de trahir ici
quelque émotion. Tant de choses lui étaient cachées par sa mère qu’en toute
probabilité il n’avait su ni la promesse de restitution faite en son nom, ni la
violation de cette promesse qu’on lui reprochait aujourd’hui en termes voilés.
— C’est pourquoi, reprit le président de la Chambre des
Comptes, nous y regardâmes de plus près, quand le roi prit en juin 1615 un édit
visant à prélever de nouveau une somme de un million deux cent mille livres sur
les deniers de la Bastille pour pourvoir aux frais entraînés par les mariages
espagnols et les voyages qu’ils rendaient nécessaires. Ne s’agissant pas de
guerre, la chambre a pensé qu’il convenait de refuser d’enregistrer l’édit et
elle l’a fait par cinq fois, résistant à toutes les lettres de jussion qu’elle a reçues. La Chambre des Comptes estime en conscience que de telles
dépenses auraient dû être prévues de longue main par les financiers du roi et
qu’il vaudrait mieux que chacun se retranchât en sa maison des superfluités qui
n’apportent que le luxe plutôt que d’épuiser les deniers de la Bastille. La
chambre déplore grandement qu’on touche à ces deniers, se dit innocente de ce
désordre et assure Leurs Majestés de son respectueux et affectionné dévouement.
Cet « affectionné dévouement » était la dorure
destinée à faire passer la pilule des « superfluités »
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