L'Enfant-Roi
sur le ventre, elles n’avaient été
debout et closes par de lourds couvercles.
La reine s’avança jusqu’au seuil et fixant des yeux
étincelants sur les caques, elle dit au président Jeannin qui faisait l’important
à ses côtés :
— Combien ?
Bien que la question fût elliptique, Jeannin la comprit fort
bien.
— Ces caques, Votre Majesté, contiennent des sacs, et
ces sacs contiennent des écus d’or au soleil dont chacun vaut trois
livres [64] . Votre Majesté va donc recevoir
quatre cent mille écus d’or.
— Je veux mon dû et rien que mon dû, dit la reine avec
dignité.
— Votre Majesté, dit Phélippeaux, qui va porter les
sacs dans les chariots ?
— La guardia di Tresmes sotto la sua responsabilita [65] , dit la reine à qui il était
visiblement impossible, dans l’état de tension où elle se trouvait, de parler
la langue de ses sujets.
— Votre Majesté, reprit Phélippeaux, où devront aller
les chariots ?
— Alla casa vostra, dit la reine en haussant le
bec, comme si elle se faisait un mérite pointilleux de ne pas faire porter
cette manne directement en son appartement du Louvre. (Il est vrai que celui du
trésorier de l’Épargne n’était guère éloigné du sien.)
À cet instant, Louis parla à l’oreille de Monsieur de Souvré
qui, s’approchant de la reine, lui dit après un profond salut :
— Madame, le roi aimerait pendant le temps de ce
chargement visiter la Bastille qu’à ce jour il n’a jamais eu l’occasion de
voir.
— J’y consens, dit la reine avec une mauvaise grâce qui
provenait sans doute du fait qu’elle le soupçonnait toujours d’avoir feint de
se pâmer pour ne pas avoir à lire un édit qui contredisait celui de son père
sur l’utilisation des fonds de la Bastille.
Quand Louis passa devant la reine, il lui fit, les yeux
baissés, un profond et respectueux salut, mais quand il se releva, il ne put
empêcher que son regard croisât le sien. Ce fut très bref, car l’un et l’autre,
d’un commun accord, détournèrent aussitôt les yeux.
Le roi fut suivi, comme il se devait, par Monsieur de
Souvré, le docteur Héroard et trois des quatre premiers gentilshommes de la
Chambre, Monsieur de Courtenvaux, Monsieur de Thermes et moi – le
quatrième, le maréchal d’Ancre, ayant préféré ne pas être présent à
l’enlèvement des pécunes, sans doute pour qu’on ne babillât point à la Cour sur
les épingles que sa femme et lui-même allaient en retirer.
Comme nous descendions le viret de la tour. Monsieur de
Vaussay nous dépêcha un garde afin qu’il servît de guide à Louis pendant sa
visite de la Bastille. Ce quidam s’acquitta remarquablement de sa mission,
étant un Gascon bien fendu de gueule et connaissant à fond la forteresse. Mais
bien qu’en sa coutumière assiette, passionné qu’il était par tout ce qui regardait
le militaire, Louis eût posé au cicérone une foule de questions, il ne l’écouta
que d’une oreille et ne dit ni mot ni miette, son visage portant un air fermé
et chagrin.
Non sans de bonnes raisons, car cette journée avait été
marquée par une ironie de l’Histoire, dont la cruauté n’avait pu échapper à son
esprit : son père avait amassé, année après année, ce Trésor de la
Bastille, afin de desserrer un jour par les armes l’étau que la tentaculaire
Maison d’Autriche faisait peser sur les frontières de France. Et ce
trésor – le bouclier et la lance de son royaume –, moins de six ans
après sa mort, se trouvait petit à petit rogné, rongé, et dilapidé par la
petite-nièce de Charles Quint. Les Habsbourg qui, du vivant de notre Henri,
n’avaient jamais réussi à le vaincre, l’emportaient à la parfin sur lui après
sa mort. La main d’une femme avait suffi à cet exploit.
CHAPITRE XII
À voir la reine trôner, grande et majestueuse, le front
haut, la crête redressée, la morgue inscrite sur la lèvre protubérante qu’elle tenait
des Habsbourg, parlant avec autorité son français baragouiné d’italien, qui
n’eût été tenté de voir en elle une de ces femmes fortes dont parle
l’Évangile ? En réalité, rien n’était plus faible que cette reine si férue
de pouvoir.
Plus je l’observais à l’œuvre, plus je me persuadais que sa
faiblesse découlait de deux sources. Elle fuyait excessivement à se donner
peine, étant de son naturel indolente, siesteuse, occupée à des riens, n’ayant
en tête que fêtes et parures et
Weitere Kostenlose Bücher