L'Enfant-Roi
de prime prononcer un seul mot, mon
cœur se serra de tristesse à l’idée de la quitter, mais aussi de compassion,
car l’épreuve n’était pas égale des deux parts, et je savais bien, pour l’avoir
déjà ressenti lors du grand voyage à l’Ouest, que mon propre chagrin ne me
donnait qu’une faible idée du pâtiment qui serait le sien.
— Ha, mon ami, dit-elle après un long silence, pardon
de vous faire cet aveu, mais j’aimerais parfois ne vous avoir jamais rencontré,
puisque de nouveau il faut que je vous perde, pour je ne sais combien de
semaines ou de mois, en attendant, hélas, de vous perdre un jour pour tout de
bon, car vous ne pourrez jamais, en la charge où vous êtes, vous abstenir de
vous marier.
— M’amie, dis-je en me jetant à ses genoux et prenant
et baisant ses mains, je ne songe pas le moindrement du monde au mariage !
Chaque jour que je passe avec vous est une félicité accrue et je serais bien
fol d’y mettre un terme de mon propre chef !
— Ha, mon Pierre ! dit-elle avec un soupir, c’est
quant au bonheur justement que nous différons le plus, le mien étant en même
temps si profond et si précaire. Avant de vous connaître, mon veuvage était
assurément une sorte de néant, mais du moins ce néant avait pour moi cet
avantage que je ne craignais ni la décrépitude ni même la mort, puisque la vie
ne m’apportait plus rien, alors qu’à ce jour, vous ayant à moi, je ne suis
occupée, dès que vous me quittez, que de la crainte de vous perdre. Et chaque
jour qui se lève, même s’il me donne les joies dont vous me comblez, m’apparaît
en même temps comme un pas de plus sur le chemin de la vieillesse et de ses
flétrissures. Ah, mon ami, croyez-moi, c’est un difficile métier que d’être une
femme !
Je demeurai étonné de ce discours, car Madame de
Lichtenberg, à l’accoutumée, faisait vergogne de se plaindre, convaincue
qu’elle était à la fois de l’inutilité de la lamentation et de son peu de
dignité, et se faisant en outre scrupule d’attrister ses amis par ses
tristesses. Mais j’entendis bien que l’excès de son affliction avait débordé
tout soudain la réserve par laquelle elle tâchait de retenir, ou à tout le
moins de voiler, l’ardeur, pour ne pas dire la violence, de ses sentiments.
Je ne sus que répondre à ce qu’elle venait de dire, non que
m’échappât la différence entre son sort et le mien, mais par impuissance de
trouver les mots qui pussent la consoler des incommodités – ou, devrais-je
dire, des servitudes ? – auxquelles son sexe la rendait sujette. Je
demeurai donc à ses genoux, sans mot piper, tenant ses mains tièdes dans les
miennes, mais les yeux attachés aux siens, et attachés, certes, ils l’étaient,
car outre que ses prunelles étaient fort belles, des émotions les traversaient
de seconde en seconde, si vives et si généreuses qu’un cœur aimant ne pouvait demeurer
insensible aux messages qu’elles lui apportaient.
— Mon Pierre, dit-elle enfin à voix basse, il y a une
chose que vous m’avez souvent priée de vous accorder, sans que j’y aie jamais
consenti. Toutefois, si ce jour d’hui vous deviez m’adresser la même prière, je
pense que je passerais outre aux raisons qui ont dicté mes précédents refus, à
condition toutefois que ce vœu vous soit toujours aussi cher et que les
circonstances de votre vie vous permettent d’y aspirer encore…
— Ah, m’amie ! m’écriai-je, devinant la requête
avant même qu’elle l’eût précisée, je serais certes le plus heureux des hommes…
— Nenni, nenni, mon Pierre ! dit-elle avec une
gracieuse vivacité et en appuyant la paume de sa main sur ma bouche, ne dites
rien ! Qui voudrait ouïr de vous un mot entier là où le demi-mot
suffit ?
— Toutefois, dis-je en souriant, le mot entier, il me
le faut écrire incontinent au marquis de Siorac et le lui faire porter par
votre petit vas-y-dire. Sans cela, il irait s’inquiétant de ne point me voir
revenir au logis, les rues de Paris étant si peu sûres, le soir tombé.
Le quinze août est la fête de la Vierge et j’aime à penser
que ce n’est pas seulement la mère de Jésus qu’on célèbre alors, mais aussi la
femme dans toutes ses fonctions. Je demeurai avec Madame de Lichtenberg du
samedi quinze août au dimanche seize août à midi, n’abandonnant avec elle le
clos de son baldaquin que pour prendre quelque nourriture. À nos tumultes
succédaient
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