L'Enfant-Roi
Bordeaux le vingt-huit
septembre. Par une coïncidence curieuse, la veille avait été pour Louis le jour
de son quatorzième anniversaire. Héroard avait pris ses mensurations ; je
ne sais s’il en fit part à la reine-mère, mais il en fit une sorte de secret,
car à ce qu’il me dit, il ne les consigna même pas dans son journal, où
pourtant il écrivait quotidiennement tout ce qui concernait Louis, y compris la
consistance de ses « affaires » et la couleur de son urine.
Pour moi, qui ne suis pas médecin, je ne trouvais rien qu’à
louer à la taille du roi et à ses proportions. Grand chasseur comme son père,
il était fort résistant à la fatigue et aux intempéries, vaillant dans les
périls, souple et vif en ses mouvements, fort adroit de ses mains, gracieux
quand il dansait, ayant à cheval une assiette sûre et un port élégant. Le
vingt-huit septembre, pour reprendre notre propos, était donc le premier jour
de sa quinzième année et je me fis cette réflexion qu’il devait estimer qu’elle
commençait fort mal, puisqu’il allait, dans quelques jours, perdre une sœur et
gagner une épouse, sans que le gain de la seconde pût en quelque manière, en
son opinion, compenser la perte de la première.
Il nous fallut plus de huit jours pour atteindre Bordeaux.
Le sept octobre, le Parlement et les jurats de cette belle ville dépêchèrent un
bateau couvert à Bourg pour y embarquer la reine-mère, Louis, Madame, et
les deux petites princesses. Je n’en étais point, mais Héroard, qui avait le
privilège de suivre Louis partout, voulut bien me confier plus tard que ce
voyage sur la rivière de Garonne – laquelle est fort belle et fort
large – parvint à distraire Louis quelque peu du grand pâtiment qui le
poignait jour et nuit à l’idée de se séparer de Madame. D’après Héroard,
il se fit servir à bord un souper sur le coup de quatre heures à côté du
gouvernail, disposant lui-même une serviette en guise de nappe sur un tabouret
qui se trouvait là. Et il mangea, l’œil sur le timonier et les petits
mouvements qu’il imprimait à la barre franche pour modifier l’aire du bateau.
Louis voulait sans doute se donner le sentiment qu’il en était le capitaine.
Il lui eût été assurément plus facile de l’être que de
gouverner pour le moment sa propre destinée. Roi de France, reconnu majeur
depuis un an et bientôt marié, il n’avait choisi ni son épouse, ni l’époux de Madame, ni ses alliances, et ce fut tout à fait en dehors de lui, entre la
reine-mère et le roi d’Espagne, que fut fixé le protocole des deux mariages.
Ils devaient avoir lieu simultanément en France et en
Espagne par procuration. Louis envoya au duc de Lerme la permission d’épouser
l’infante Anne d’Autriche en son nom à Burgos, tandis que le prince des
Asturies autorisait le duc d’Épernon à épouser Madame en son nom à
Bordeaux.
Un grand souci d’égalité entre les deux nations et une
méticuleuse méfiance avaient présidé à l’échange des princesses. Deux pavillons
jumeaux avaient été dressés sur une île au milieu de la Bidassoa,
rivière-frontière entre France et Espagne. Les deux princesses devaient quitter
à la même minute chacune la rive de son pays natal et être portées par une
barque jusqu’aux deux pavillons de l’île. Là, les deux belles-sœurs devaient se
joindre, faire connaissance et converser un quart d’heure. La brièveté de cette
rencontre qui, à y réfléchir plus outre, était tout ensemble la première et la
dernière de leur vie, avait été sagement prévue par le protocole, car l’infante
Anne d’Autriche ne savait pas plus de français que Madame ne savait
d’espagnol, et pour n’offenser personne, on n’avait pas précisé dans quelle
langue cet entretien aurait lieu.
Après ce bref et peu disant dialogue, les deux princesses,
se tournant le dos, embarqueraient pour le pays où elles devaient être reines,
et dès que chacune aurait mis le pied sur le sol de son futur royaume, la
Bidassoa deviendrait pour elle à jamais infranchissable. La petite Anne
d’Autriche entrait, comme Louis, dans sa quinzième année, et Madame n’avait que treize ans.
Si la plus rigoureuse égalité avait été prévue dans le
traitement des deux princesses, la conduite des parents fut laissée à leur
choix. Marie de Médicis décida que la séparation du roi et d’elle-même avec Madame aurait lieu à Bordeaux et que sa fille ferait sous
Weitere Kostenlose Bücher