L'Enfant-Roi
temps. –
Monsieur de Vitry, dit Louis après un silence, plaise à vous d’appeler le
sergent. » Et le sergent étant accouru à perdre haleine et saluant le roi
à la portière, celui-ci lui dit : « Sergent, combien de chutes ce
garde puni doit-il subir ? – Sire, il en a subi deux. Il lui en reste
trois. – Cela suffit, dit Louis. Je lui fais grâce du reste. » Et
sachant qu’un ordre ne vaut que si l’on en surveille l’exécution, il demanda
que le carrosse demeurât sur place tant qu’on n’eût pas descendu et délié le
puni.
J’imaginais sans peine, tandis qu’Héroard nous faisait ce
récit, la grosse trogne rouge et rude de Vitry voisinant dans ce carrosse avec
le long visage sensible de Louis, éclairé par ses grands yeux noirs si
parlants, du moins quand il consentait à les laisser parler, car la sévérité de
son éducation et le peu de fiance qu’il avait en l’amour de sa mère lui avaient
appris depuis longtemps à se clore sur soi.
— Mais d’où vient, dit La Surie, cette punition ?
Le mot lui-même, l’estrapade, me paraît étranger.
— Il l’est, dit Héroard. Le supplice est né en Italie.
Il fut d’abord militaire, mais l’inquisition s’en est servie, en l’aggravant,
contre les hérétiques. On plongeait le malheureux dans le feu du bûcher et on
l’en retirait aussitôt. Et ainsi de suite, jusqu’à ce que la corde qui le
retenait au mât brûlât et se cassât. C’est ce que d’aucuns appellent un
« raffinement ».
— Et ces papistes osaient s’appeler chrétiens !
dit mon père avec une colère contenue.
Héroard resta coi, mais échangea avec mon père un regard où se
lisait tout le ressentiment secret des huguenots convertis envers les bourreaux
implacables de leur ancienne religion.
— Mon bon ami, reprit mon père, voulez-vous de grâce me
permettre de vous poser une question indiscrète ?
— Je veillerai, dit Héroard, à ce que ma réponse soit
discrète pour deux.
— Vous vous souvenez sans doute, reprit mon père, qu’un
gentilhomme espagnol, de la suite du duc de Feria, venant présenter ses
respects à Louis, celui-ci, se faisant apporter une carte, lui fit tout un
petit cours sur la prise de Juliers par les Français et leurs alliés. À votre
sentiment, était-ce là, de la part de Louis, une étourderie ou une malice
politique ?
Héroard se garda bien de faire à cette question une réponse
qui l’eût compromis, si elle avait été répétée. Il se contenta de mettre en
regard de l’incident rappelé par mon père un incident qu’il était le seul à
connaître, et qui éclairait le premier, sans qu’il fût besoin de glose ou de
commentaire.
— Fin septembre, dit Héroard, en tout cas peu après le
neuvième anniversaire de Louis, il aperçut sur sa table d’étude un livre
d’Horace imprimé à Anvers. Incontinent, il l’ouvrit et s’amusa à lire le
privilège par lequel le libraire avait reçu permission d’imprimer ledit livre.
Il était ainsi rédigé : « Avec la permission du Pape, du roi
d’Espagne, et du roi de France. » Incontinent, Louis prit sa plume, la
trempa dans l’encre et barra « du roi d’Espagne ». Il ne le
barra pas à moitié. Il le couvrit d’encre afin qu’il devînt tout à plein
illisible. Après quoi, sans en faire autre semblant, il quitta la plume et,
sans un mot, se mit à ses leçons.
— Je gage, dit La Surie, qu’autour de Louis les murs et
les portes ont des yeux et des oreilles. Supposons que ce livre tombe dans les
mains de la régente…
— Le péril est petit, dit Héroard : la régente ne
lit pas.
— Mais enfin, supposons qu’un quidam mette la main
dessus et le montre à la reine.
— Mais là où il est à s’teure, le quidam ne le trouvera
jamais, dit Héroard avec un petit sourire.
Et là-dessus, il se ferma comme une huître.
— Il me semble, dit mon père, quand nous fûmes retirés
dans la chambre que nous partagions sous le toit de Carajac, que l’anecdote de
notre ami ne témoigne pas seulement du sentiment anti-espagnol de Louis et de
sa fidélité à son père, mais aussi combien il est différent de l’image d’enfant
enfantissime que la Cour voudrait donner de lui : il attend d’être seul
avec Héroard pour lui livrer, sans un mot, le fond de sa pensée.
À ce moment, mon père fut interrompu par une série de
gémissements féminins qui paraissaient provenir de la chambre de notre hôte.
Ils crûrent
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