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L'Enfant-Roi

L'Enfant-Roi

Titel: L'Enfant-Roi Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Robert Merle
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n’eût passé par
leurs drogues, leurs clystères ou le bistouri paternel. Leur prospérité,
d’ailleurs, sautait aux yeux dès l’abord, leur maison étant bellement sise
place de la Cathédrale, construite non en bois périssable, mais en pierres
solides et luisantes avec des appareillages de briques et un fort beau pignon,
décoré au surplus en son centre d’une ouverture en encorbellement qui, tenant à
la fois de la bretèche et de la loggia, donnait au logis une note d’élégance et
quasi de noblesse.
    Dans son être physique, Carajac était bien la preuve que
tous les Arabes n’avaient pas fui la France après la victoire de Charles Martel
à Poitiers, à moins qu’il ne tînt ses cheveux, sa peau et sa prunelle d’un
pirate turc qui les eût laissés en souvenir à pucelle d’Aigues-Mortes (la ville
natale de notre ami) après une de ces incursions sauvages dont ce malheureux port
avait si souvent pâti.
    Mon père, en ses vertes années, aimait prou Carajac, ayant
couru avec lui grand péril, en pénétrant avec lui dans le cimetière de
Saint-Denis de Montpellier pour y déterrer une ribaude, étant l’un comme
l’autre avides de la disséquer pour mieux connaître la géographie du corps
humain : crime puni du bûcher, s’ils avaient été surpris. L’affaire est
racontée par mon père au tome deux de ses Mémoires et, l’ayant lue, je me
souviens non sans quelque frémissement que Carajac préleva le cœur de la
garcelette avant qu’elle fût par lui et mon père recousue et remise en terre,
et l’emporta chez lui dans un mouchoir afin de l’y étudier à loisir, si grand
était son appétit d’explorer les canaux et les cavités de cet organe, sur
lesquels, opinait-il, Galien n’avait dit que des sottises.
    Si impressionnant qu’il fût par sa barbaresque apparence,
Carajac l’était davantage encore par sa taciturnité. On eût dit que, s’étant
levé le matin avec le vœu de ne pas prononcer cent mots jusqu’au soir, il veillait
tout le jour à ne pas dépenser indûment sa petite provision. Il ne se piquait
non plus de courtoisie. Comme mon père le remerciait avec chaleur de son
hospitalité, il répondit sans battre un cil : « Si je ne vous avais
pas eus, le prévôt aurait réquisitionné mes chambres céans pour les donner à
des poupelets de cour. » Pourtant, d’après mon père, il aimait fort notre
compagnie. « Du diantre, m’apensai-je, qu’eût-il dit, s’il ne l’avait pas
aimée ? »
    Carajac était laconique. Sa femme était muette. Ou du moins,
je la crus telle jusqu’à ce qu’elle dît à table à mon père d’une voix douce et
harmonieuse : « De grâce, Monsieur, reprenez de ce chapon. »
    Carajac avait le teint brun, l’œil noir, la membrature sèche
et musculeuse. Sa femme était grande, blonde, l’œil bleu, la bouche rose, le
téton laiteux. Je trouvais dans son silence, dans son visage paisible et ses
larges formes, je ne sais quoi de plaisamment accueillant et de délicieusement
passif, par où je jugeai que le révérend docteur médecin Carajac était un homme
heureux. Je le cuidais aussi bon époux pour la raison que, l’ayant mariée quand
elle avait quatorze ans, il ne lui avait fait, en vingt-cinq ans, que dix
enfants, ménageant de sages intervalles entre les grossesses. Aussi ses enfants
étaient-ils sains et beaux et, à ce qu’il nous dit, il n’en avait pas perdu un
seul, accouchant lui-même son épouse, ayant en grande détestation les
sages-femmes qu’il jugeait, comme mon père, sales, ignares et superstitieuses.
    Seul l’apothicaire – la seconde colonne de ce temple
d’Esculape – mangeait à notre table, comme il convenait à son savoir et à
son droit d’aînesse. Les neuf autres enfants prenaient leur repue à une table
ronde placée assez proche de la nôtre pour que leur père pût de temps en temps
leur jeter le coup d’œil du maître et leur mère, un tendre sourire. Était-ce la
conjugaison de ce regard et de ce sourire ? ils étaient d’un bout à
l’autre du repas étrangement silencieux. Au début, quand je croyais Madame
Carajac muette, j’avais imaginé que, leur génitrice étant sans voix, les
enfants n’avaient pu apprendre d’elle leur langue maternelle.
    À la table des grands, comme La Surie l’appelait en se
gaussant, les dîners et soupers, bien que la chère fût bonne et le vin
généreux, ne brillaient pas par leur animation : mon père et La Surie se
fatiguaient à

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