L'énigme de l'exode
le posa sur ses genoux en se raclant la gorge.
— « En 1714 », lut-il d’une voix sonore, comme s’il réalisait une voix-off, « Claude Sicard, un jésuite français, découvrit une inscription gravée dans les falaises d’un site désertique, situé à proximité du Nil, en plein cœur de l’Égypte. Il s’agissait d’une borne frontalière d’une des plus remarquables cités de l’Antiquité, la cité capitale d’un pharaon jusque là inconnu, un pharaon qui a donné naissance à une nouvelle philosophie, à un nouveau style artistique, et surtout, à un ensemble d’idées totalement novatrices concernant la nature divine. Idées qui ont brisé le statu quo et modifié irréversiblement le cours de l’histoire du monde. »
« Contrairement à celles qui le modifient réversiblement, vous voulez dire ? » pensa Gaëlle en réprimant un sourire. Stafford la regarda du coin de l’œil.
— Vous avez dit quelque chose ? demanda-t-il.
— Non.
Il se mordit les lèvres, puis se détendit et reprit là où il s’était arrêté.
— « Mais de toute évidence, l’élite égyptienne n’a pu accepter un tel changement car, aussi incroyable que cela puisse paraître, il est aujourd’hui clair que cette cité a non seulement été abandonnée, mais démantelée, pierre par pierre, de manière à effacer toute trace de son existence. Dans toute l’Égypte, toute mention de ce pharaon a été méticuleusement supprimée, afin que lui et son règne tombent dans l’oubli. Qui était-il, ce pharaon hérétique ? Quel crime monstrueux avait-il commis pour être ainsi rayé de l’Histoire ? Dans son dernier livre révolutionnaire, accompagné d’un passionnant documentaire, l’historien iconoclaste Charles Stafford explore les nombreux mystères de l’ère amarnienne et émet une théorie époustouflante, qui métamorphose notre représentation d’Akhénaton et réécrit toute l’histoire du Proche-Orient. »
Visiblement content de lui, Stafford replia la feuille et la fourra dans la poche intérieure de sa veste.
Un âne apparut au milieu de la route. Il boitait des pattes avant et ne pouvait se déplacer que par petits sauts de lapin. Gaëlle donna un coup de frein et ralentit brusquement pour lui donner le temps de traverser, mais il resta planté là, terrifié et indécis. Contrainte de se déporter sur la voie d’en face pour l’éviter, elle provoqua une cacophonie de klaxons.
— Votre documentaire va-t-il vraiment traiter toutes ces questions ? demanda-t-elle en regardant avec inquiétude dans le rétroviseur jusqu’à ce que l’âne soit hors de vue.
— Oui. Et bien d’autres encore, répondit Stafford.
— C’est-à-dire ?
— Charles affirme qu’Akhénaton était atteint d’une maladie, intervint Lily.
— Ah, dit simplement Gaëlle, un peu déçue.
Elle tourna à gauche pour quitter la route du Nil et s’engager dans une petite route de campagne. Les représentations grotesques d’Akhénaton et de sa famille avaient suscité l’une des plus grandes polémiques concernant l’ère amarnienne. En effet, le pharaon avait souvent été représenté avec un crâne disproportionné, une mâchoire proéminente, des yeux bridés, des lèvres charnues, des épaules étroites, des hanches larges, une poitrine marquée, un ventre arrondi, des cuisses épaisses et des mollets grêles. Rien à voir avec l’image héroïque de la virilité que la plupart des pharaons avaient laissée. De même, ses filles avaient toujours le crâne allongé, les membres fins, et les doigts et les orteils filiformes. Certains y voyaient seulement le canon artistique de l’époque. Mais d’autres, comme Stafford apparemment, affirmaient que ces caractéristiques étaient dues aux ravages d’une maladie virulente.
— Laquelle, à votre avis ? demanda Gaëlle. Syndrome de Marfan ? De Frohlich ?
— Sûrement pas celui de Frohlich, ricana Stafford. Il provoque la stérilité, et au cas où vous ne le sauriez pas, Akhénaton avait six filles.
— Je sais, répliqua Gaëlle, qui avait travaillé sur le chantier de fouilles de son père à Amarna pendant deux saisons lorsqu’elle était adolescente, avant d’étudier la dix-huitième dynastie pendant trois ans à la Sorbonne. Cela dit, il y avait tant d’inscriptions du genre « fille de sa chair, de sa seule chair et de personne d’autre » qu’on finissait par se demander si ces formules n’étaient pas destinées à étouffer les
Weitere Kostenlose Bücher