L'énigme des vampires

normands, du début du siècle dernier, avaient
parfois sale besogne à accomplir. Tenez, rien que pour s’assurer de la bonne
conduite des défunts de leur paroisse, ils devaient, certaines nuits qu’ils
savaient propices à la damnation, guetter attentivement dans le cimetière. Là, sensibles
au moindre bruit de terre remuée ou de dalle soulevée, ils comprenaient qui s’apprêtait à courir le garou. Alors, outil en
main, de creuser à la hâte la tombe qui venait de se trahir, et avec une bêche
neuve, de sectionner le chef du maudit en puissance, avant qu’il n’ait le temps
de sauter hors de sa fosse chrétienne. Ensuite, heureux de leur chasse, ils
allaient jeter la tête coupée dans la rivière… et au Diable le méchant [65] . »
Ici, le doute n’est pas possible : la lycanthropie, c’est-à-dire l’état de
« loup-garou », concerne des vivants  ;
c’est le résultat d’une confusion de vocabulaire qui fait de l’occupant de la
tombe un « garou ». C’est un authentique vampire, un non-mort que le
curé, dans sa tâche d’exorciste, envoie dans l’Autre Monde en assurant la paix
et la tranquillité aussi bien aux vivants qu’à l’âme du défunt. Il n’y a rien
qui ne soit contraire au rôle traditionnel du prêtre, que, dans toutes les
campagnes, on accuse d’être un adepte de la magie – blanche ou noire – et que l’on
soupçonne de « faire des tours de physique ». Le sacré, c’est bien connu,
est toujours ambigu.
    Cette légende normande n’est pas très explicite au sujet du
vampire, de sa condition et de son action. Tout ce qu’on sait, c’est qu’il faut
s’en débarrasser dès qu’il commence à se manifester. Mais le lien – ou la
confusion – avec le « garou » est intéressant, car il permet d’examiner
les multiples métamorphoses du vampire, au cours des siècles et dans les
différents pays où il sévit. Dans le roman de Stoker, il pouvait se transformer
en nuage, en chien, voire en loup, et en chauve-souris, tout en reprenant, quand
il le voulait, son apparence humaine, même rajeunie, régénérée. Une curieuse
légende corse n’est pas éloignée de cette conception. En effet, « en Corse,
la strega est l’âme d’une créature qui s’est
donnée au Diable. Les strege se réunissent la
nuit dans des lieux appelés stregoni . Vers
minuit, elles se mettent à danser et à comploter. Elles ont un goût pour les métamorphoses
et prennent de préférence la forme du chien de nuit. Aussi une bande de chiens
rencontrée aux alentours d’un endroit réputé stregoni ne laisse aucun doute : on se signe hâtivement. Mais la strega peut être vivante et conserver sa forme
humaine [66] . » On cite alors le
cas d’une femme d’environ 45 ans qui était strega  :
« Elle avait de beaux traits mais empreints d’une grande tristesse. Il
paraît qu’elle sortait la nuit par punition, pour “avoir mangé de la chair
fraîche”. Son mari ne l’ignorait pas mais ne pouvait l’en empêcher. Tout cela
parce que le premier mari de cette strega était mort à vingt ans dans une vendetta et qu’elle avait posé sa bouche sur la
blessure mortelle et sucé le sang en signe de vengeance. » Ainsi donc, on
devient bien vampire quand on suce le sang, ou quand on a le sang sucé par un
vampire : c’est ce qu’on appelle, dans la tradition corse, “manger de la
chair fraîche”, qui rejoint évidemment le thème de l’Ogre.
    Il existe, dans la tradition occitane des environs d’Agen, un
conte assez terrifiant qui illustre parfaitement cette croyance. Il s’agit du
conte de la Goulue , dont le nom rappelle les « Goules »
de la tradition musulmane, ces êtres féminins, analogues aux « stryges »,
qui hantent les cauchemars des hommes seuls à moins qu’elles ne leur sucent le
sang – ou le sperme – ou qu’elles ne les entraînent dans leurs sombres repaires
pour mieux les dévorer. Dans le conte agenais, il s’agit d’une jeune fille de
18 ans qui « était si goulue qu’elle n’avait jamais la tête aux danses et
aux galants, mais qu’elle ne pensait qu’à manger de la viande crue ». Or, un
jour, alors qu’elle restait à la maison et que ses parents s’en allaient à la
foire d’Agen, elle leur demanda de lui rapporter de la viande crue. Mais, le
soir venu, les parents avaient oublié leur promesse et ne trouvèrent aucun
boucher ouvert. Ils étaient désolés, car ils savaient bien que leur fille ne
leur