L'énigme des vampires
avec son lot d’exagérations et de
blasphèmes.
À ce titre, Tristan et Yseult, au cours de leur aventure, défient sans cesse le monde et l’ordre social et
moral : ils s’abreuvent à des sources qui sont loin d’être innocentes. D’ailleurs,
cette coupe qu’ils boivent, soi-disant par erreur [102] ,
coupe qui ressemble étrangement à celle du « saint » Graal, contient
un philtre, un breuvage magique. De quoi est composée cette boisson de vie et d’amour ?
On ne nous le dit pas. À y réfléchir, ce pourrait fort bien être du sang.
Il n’y aurait rien là d’extraordinaire : le sang entre
en composition de nombreux « élixirs » bénéfiques ou maléfiques préparés
par les magiciens ou sorcières de toute espèce qui exercent leurs talents en
quelque immeuble discret d’une grande ville ou dans la cuisine d’une ferme
campagnarde, à moins que ce ne soit dans une hutte en pleine nature, comme
celle de la Sibylle de Panzoult, si brillamment – et ironiquement – décrite
dans le Tiers Livre de Rabelais. Tous les
sangs sont utilisables, celui des animaux (le pigeon est nettement en faveur, sans
jeu de mots à propos du client !), bien sûr, mais aussi du sang humain (pas
forcément résultat d’un sacrifice mortel), et dans des cas bien précis du sang
menstruel, soigneusement recueilli par les sorcières. Ce sang menstruel passe
pour avoir des vertus corrosives ; il est donc indiqué pour tous les sortilèges
destructeurs. Mais le sang frais, résultat d’une blessure volontaire limitée, apporte
une force vitale incontestable. C’est du moins ce que prétendent ceux qui sont
convaincus de l’efficacité de tels procédés. Après tout, les sacrifices humains
ont été pratiqués, au cours des âges, par la plupart des peuples, et ce n’est
sans doute pas sans raison. On peut se référer au sacrifice des premiers-nés
chez les Sémites, notamment au sacrifice – interrompu – d’Isaac par Abraham, et
celui d’Hannibal, fils du Carthaginois Hamilcar, remplacé par un enfant d’esclave.
On peut également penser au meurtre rituel de Kvasir, dans la mythologie germanique,
après lequel les Ases et les Vanes se réconcilient en buvant chacun le sang du
sacrifié déversé dans une grande cuve, où il a été mêlé de salive et d’hydromel.
Rite de fraternité, et par extension, rite d’amour. S’ils ont vraiment bu du
sang dans la coupe présentée par Brengwain, sur la nef qui les emmène en
Cornouailles, Tristan et Yseult se sont liés par un pacte irrémédiable, un
pacte qui les intègre l’un à l’autre pour l’éternité, qui les fait posséder l’un
par l’autre, ou si l’on préfère, se donner l’un à l’autre. Et c’est Tristan qui
fera couler le sang virginal d’Yseult, ce sang magique qui est d’ailleurs l’objet
de nombreuses interdictions, acte qui provoquera quelques ennuis par la suite
lors de la nuit de noces de Mark et d’Yseult, et où Brengwain, précisément, prendra
la place de sa maîtresse dans le lit du roi.
L’histoire de Tristan et Yseult est marquée par le sang, d’une
façon rituelle et magique. Un détail a jusqu’ici échappé à tous les
commentateurs. Il figure dans la version la moins connue, la version galloise, ou
plutôt dans le fragment qui nous reste d’une vaste épopée perdue [103] .
Mais ce détail revêt une importance toute particulière pour la compréhension de
cette étrange liturgie du sang qui se déroule autour des deux héros. Il se
situe, dans l’action, au moment où Tristan et Yseult (Drystan et Essyllt dans
le texte gallois) se sont enfuis de la cour de Mark et se sont réfugiés dans la
forêt de Morois. Mark, qui veut absolument récupérer la reine, a demandé l’aide
du roi Arthur et de ses chevaliers. Mais aucun des chevaliers n’est disposé à
affronter Tristan en combat singulier, car « c’était une des particularités
de Tristan, que quiconque lui tirait du sang mourait,
que quiconque à qui il tirait du sang mourait aussi ». Mark, saisi
d’une haine farouche contre son neveu, crie bien haut : « Je me
tuerai pour le tuer lui. » Mais il se garde bien de mettre son projet à
exécution. On comprend d’ailleurs beaucoup mieux l’épisode bien connu, qui se
trouve dans la plupart des autres versions, où, toujours dans la forêt de
Morois, le roi Mark surprend les amants endormis, mais séparés par l’épée de
Tristan. Mark ne les tue pas, et prenant bien soin de ne pas
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