L'énigme des vampires
le premier
regard. Le soleil donne la vie à la lune. Mais le soleil n’a peut-être pas d’autre
raison d’être que de donner cette vie : donc elle tire elle-même sa vie de
la vie de Tristan. La mort des deux amants, à la fin de l’histoire, en est une
preuve absolue. À travers la formulation cosmique, se dissimulent d’étranges réalités
de la conscience.
En effet, l’une des versions de la légende, celle du roman
en prose français du XIII e siècle, insiste
sur un point très précis : si Tristan n’a pas de contact physique avec
Yseult au moins une fois par mois, il peut en mourir, ou pour reprendre la
formulation que prête Jean Cocteau à son héros, dans le film l’Éternel Retour , « je ne peux plus retenir ma
vie ». Il s’agit là d’une référence explicite au cycle des lunaisons, mais
il est évident que c’est aussi une allusion au cycle menstruel. Il en ressort
que toute l’histoire de Tristan et Yseult est articulée autour de cette
opposition soleil-lune, et l’on pourrait interpréter cette « mort »
mensuelle de Tristan comme la perte de son énergie vitale, donc de son sang. Mais,
à ce moment, sa renaissance mensuelle peut être considérée comme une
régénération par le sang : alors la lune noire ,
de nouveau irriguée par le sang du soleil, repart dans l’espace pour un nouveau
cycle de vie. C’est proprement du vampirisme, puisque Tristan, livré à lui-même,
privé de sang vital, ne peut survivre. À la limite, on pourrait dire que
Tristan, chaque mois, boit le sang d’Yseult. Et c’est encore suggéré par la
coupe, contenant le « vin herbé », que boivent Tristan et Yseult, qui
est cause, soi-disant, de la naissance de leur passion.
Cette coupe, en effet, n’est qu’un prétexte, mais elle
constitue néanmoins un symbole précieux. Elle est prétexte, dans un cadre
marqué par la morale chrétienne, à expliquer, puis à justifier, l’amour
coupable de Tristan et Yseult, lequel, sinon, ne serait qu’un vulgaire adultère.
« Dieu protège les amants », répète constamment Béroul, l’un des
premiers auteurs de la version anglo-normande. Et si Dieu protège les amants, c’est
qu’il ne les considère pas comme coupables. Mais, en réalité, si l’on se réfère
à l’archétype irlandais, à savoir la poursuite de
Diarmaid et Grainné , la coupe contenant un breuvage magique ne fait que
remplacer une notion beaucoup plus archaïque et aussi beaucoup plus redoutable.
En effet, c’est Grainné (c’est-à-dire Yseult) qui jette un geis de mort et de destruction sur Diarmaid (c’est-à-dire
Tristan), cette étrange incantation magique qui oblige l’individu qui le reçoit
à agir selon le vœu de celui qui le lance. Diarmaid, s’il ne veut pas tomber
sous le coup du geis , est contraint – malgré
lui, selon la version irlandaise ! – de s’enfuir en emmenant Grainné.
Tout se passe comme si Grainné, épouse (ou fiancée) mal assortie
du vieux roi Finn, dépérissait dans une vie factice sans pouvoir se régénérer. Cette
régénération, elle croit pouvoir l’atteindre en jetant son dévolu sur le jeune,
beau et vigoureux Diarmaid : il sera capable de lui fournir l’énergie
vitale qui lui fait cruellement défaut. Il y va donc de sa survie. Elle vampirise authentiquement Diarmaid et se nourrit de
lui. Mais l’inverse sera également valable : contaminé par la brûlure
solaire de Grainné, Diarmaid s’étiolera chaque fois que Grainné sera absente, et
il risquera la mort, cette mort qui surgira justement le jour où le roi Finn le
séparera de celle qui lui était devenue indispensable. Il semble que Diarmaid
et Grainné, et par conséquent Tristan et Yseult, forment un magnifique couple
de vampires.
Voilà qui n’est guère conforme à l’idée commune qu’on se
fait de cette belle et romantique histoire d’amour. Pourtant, dire que Tristan
et Yseult sont des vampires n’est pas contradictoire avec la beauté et le
romantisme. N’est-ce pas le romantisme qui a lancé le thème du vampire dans la
littérature ? On oublie un peu trop que les Romantiques n’ont pas toujours
été (surtout en Angleterre et en Allemagne) des épaves traînant leur mélancolie
dans le vaste monde en s’extasiant sur leur difficulté à vivre.
Ils ont été essentiellement des révoltés, contre l’ordre
social et moral autant que contre la routine académique. Le Vampire est un
symbole romantique de révolte contre l’ordre,
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