L'énigme des vampires
les réveiller, il
se contente de remplacer l’épée de Tristan par sa propre épée. Ce geste de
mansuétude – ou de crainte – a intrigué bien des commentateurs, mais à la
lumière du détail de la version galloise, concernant un pouvoir magique et
quasi surnaturel de Tristan, il s’éclaire singulièrement.
Dans tous les récits épiques – et de nombreux contes populaires
– bâtis sur des thèmes mythologiques, les personnages sont des incarnations
héroïsées et humanisées de fonctions divines remontant parfois très loin dans
le temps. Yseult est incontestablement l’image d’une antique déesse solaire, détentrice
de la vie et de la puissance ; Mark, dont le nom signifie « cheval »,
est l’animal psychopompe, celui qui guide les âmes dans la nuit, et il peut
être considéré comme une divinité de la nuit ; Tristan, le metteur en œuvre
de la puissance solaire au cœur même de la nuit, c’est-à-dire de la vie
terrestre non éclairée directement par la lumière divine, est donc le dieu Lune,
celui qui répercute la lumière du soleil sur la terre menacée par l’ombre. Tristan
est le guerrier protecteur et guide des humains, mais il ne peut agir que si
Yseult lui communique force et vitalité. Là, interviennent également d’antiques
croyances : la lune aspire la sève des plantes, la lune soulève la mer, la
lune boit l’eau des fontaines, la lune dessèche les veines des humains. Et à la
limite, la lune affaiblit le soleil puisqu’elle absorbe son énergie.
Il n’y a aucun doute sur ce point : la lune, du moins
sur le plan des croyances populaires, et aussi sur le plan symbolique, est un
véritable vampire. Tristan est un vampire. S’il verse le sang d’un autre, cet
autre s’affaiblira et mourra. Mais mourront aussi tous ceux qui lui tireront du
sang, puisque le sang du vampire contamine ceux qui l’absorbent, ou qui le
touchent. La relation parfaite ne peut se faire ici qu’entre Tristan et Yseult,
puisque celle-ci vampirise à son tour l’homme-lune dont elle a besoin pour
conserver éternellement son énergie vitale. Le sang est toujours présent dans
cette aventure.
D’ailleurs les principales étapes de cette aventure ont des
rapports étroits avec le sang d’une blessure. Ne nous attardons pas sur la
défloration d’Yseult par Tristan : elle accomplit dans les faits, par le
rituel sanglant, la prise de possession réciproque des deux amants, la
consommation de leur union. Les autres blessures concernent Tristan. La
première est celle que lui inflige le Morholt, ce frère de la reine d’Irlande
qui vient, chaque année, réclamer en Cornouailles le tribut de jeunes gens et
de jeunes filles qui a été imposé par les Irlandais sur les Bretons. Voulant
rompre la servitude, Tristan combat le Morholt, et il le tue, mais, ce faisant,
il est blessé par l’épée empoisonnée de son adversaire. « Toutes les
blessures qu’inflige mon épée sont mortelles. En effet, elle est enduite de poison
des deux côtés. Jamais on ne trouvera de médecin qui puisse soigner cette
blessure, ma sœur mise à part ; elle seule connaît les vertus et les
pouvoirs de toutes les plantes et de tous les médicaments qui peuvent soigner
les blessures [104] . »
Le Morholt est une sorte de géant monstrueux hérité du Chaos
originel. Il offre lui-même toutes les caractéristiques du vampire : non
seulement il tue au combat, mais encore il vide les autres pays de leurs forces
vives, en l’occurrence des jeunes gens et des jeunes filles qu’il entraîne avec
lui. Et sa sœur, la reine d’Irlande, qui porte aussi le nom d’Yseult, n’est que
le résultat d’un dédoublement du personnage. C’est en réalité la fille, Yseult
la Blonde, qui est la véritable magicienne, et donc l’authentique vampire, maîtresse
des sortilèges, des poisons et des remèdes. Mais blessé par le vampire Morholt,
contaminé par son sang empoisonné, Tristan est condamné à mourir. Il le sait. Et,
inconsciemment, il cherche le chemin qui le conduira jusqu’au vampire, car
celui-ci l’attire malgré lui. C’est le sens qu’il faut donner à cette
navigation sans pilote qu’il entreprend sur la mer. On sait qu’il aboutira en
Irlande, où, sous le nom de Tantris, il se fera guérir de son mal, tout en
enseignant à jouer de la harpe à la jeune Yseult. Il donne son art à Yseult, et
celle-ci, par le biais de sa mère, lui redonne le sang qu’il avait perdu, autrement
dit sa vie.
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