L'ennemi de Dieu
n’a-t-il pas protesté ?
— Parce
qu’il n’a jamais prêté le moindre intérêt aux chansons. Pourquoi l’aurait-il
fait ? C’était un guerrier, non pas un barde, et du moment que ses hommes
chantaient avant la bataille, il n’en avait rien à faire. En outre, il n’a
jamais su chanter. Il croyait avoir une jolie voix, mais Ceinwyn affirmait qu’on
aurait dit une vache qui pète. »
Igraine fronça
les sourcils. « Je ne comprends pas pourquoi Arthur était si fâché que
Lancelot ait fait la paix.
— Ce n’est
pas bien difficile à comprendre. »
Je quittai mon
tabouret pour m’approcher de l’âtre et retirer quelques braises à l’aide d’un
bâton. J’alignai six charbons ardents sur le sol, puis en mis quatre d’un côté,
deux de l’autre. « Ces quatre-ci, expliquai-je, représentent les forces d’Aelle,
et ces deux-là, celles de Cerdic. Comprenez bien que jamais nous n’aurions pu
vaincre les Saxons s’ils avaient été tous ensemble. Nous n’aurions pu en battre
six, mais nous pouvions en battre quatre. Arthur prévoyait de combattre ces
quatre-ci, puis de se retourner contre les autres : ainsi aurions-nous
débarrassé la Bretagne des Saïs. Mais, en faisant la paix, Lancelot a renforcé
Cerdic. » J’ajoutai une autre braise aux deux, si bien que le groupe des
quatre faisait face à un nouveau groupe de trois, puis j’agitai le bâton qui
avait commencé à prendre feu. « Nous avions affaibli Aelle, mais nous nous
étions affaiblis par la même occasion parce que nous n’avions plus les trois
cents lanciers de Lancelot. Ils étaient tenus par le traité de paix. Cerdic en
était donc d’autant plus puissant. » Je poussai deux charbons ardents d’Aelle
dans le camp de Cerdic. « Au total, nous n’avions fait qu’affaiblir Aelle
pour renforcer Cerdic. Voilà le résultat de la paix de Lancelot.
— Vous
donnez des leçons de calcul à notre Dame ? demanda Sansum qui s’était
glissé dans la pièce avec un air soupçonneux. Moi qui croyais que vous
composiez un évangile, ajouta-t-il sournoisement.
— Cinq
miches de pain et deux poissons, s’empressa d’ajouter Igraine. Frère Derfel
pensait que ce pouvait être cinq poissons et deux miches, mais je suis sûre d’avoir
raison, n’est-ce pas, Seigneur Évêque ?
— Ma Dame
a tout à fait raison, répondit Sansum. Et frère Derfel est un piètre chrétien.
Comment pareil ignorantin peut-il écrire un évangile pour les Saxons ?
— Uniquement
avec votre soutien attentionné, expliqua Igraine, et, naturellement,
celui de mon mari. Ou vais-je dire au roi que vous lui tenez tête sur une
bagatelle pareille ?
— Si vous
le faisiez, vous seriez coupable du plus gros des mensonges, protesta l’hypocrite
Sansum, dont mon habile reine avait déjoué une fois encore les plans. Je suis
venu vous dire, Dame, que vos lanciers estiment que vous devriez partir. Le
ciel se fait menaçant. »
Elle ramassa
la sacoche de parchemins en me gratifiant d’un sourire. « Je viendrai vous
voir lorsque la neige aura cessé, Frère Derfel.
— J’attends
votre visite avec impatience, Dame. »
Elle me sourit
à nouveau et passa devant le saint qui s’inclina plus bas que terre lorsqu’elle
franchit la porte. Mais à peine était-elle sortie qu’il se redressa et me lança
un regard foudroyant. Les années ont blanchi les toupets qui lui ont valu le
sobriquet de Seigneur des Souris, mais l’âge ne l’a pas adouci. Il arrive
encore au saint de se répandre en invectives et la douleur qu’il endure en
urinant ne fait qu’empirer son sale caractère.
« Il y a
une place spéciale en enfer pour les bonimenteurs, Frère Derfel !
— Je
prierai pour ces pauvres âmes, Seigneur », répondis-je avant de lui
tourner le dos et de tremper ma plume dans l’encre pour continuer le récit des
aventures d’Arthur, mon seigneur de la guerre, mon pacificateur et ami.
*
Les années
suivantes furent les années glorieuses. Igraine qui écoute trop les poètes leur
donne le nom de Camelot. Pas nous. Ce furent les meilleures années du
gouvernement arthurien, les années où il façonna le pays suivant ses désirs, où
jamais la Dumnonie ne fut plus proche de son idéal d’une nation en paix avec
elle-même et avec ses voisins. Mais c’est uniquement avec le recul que ces
années paraissent beaucoup plus souriantes qu’elles ne l’étaient. Parce que les
années qui
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