L'ennemi de Dieu
roitelet de six ans.
Ceinwyn était
certes habituée au luxe, mais pas sur une telle échelle. La présence constante
des esclaves et des serviteurs ne devait jamais la gêner autant que moi, et
elle s’acquittait de ses devoirs avec une diligence et une bonne humeur qui
faisaient régner dans le palais une atmosphère sereine et heureuse. C’est
Ceinwyn qui dirigeait les serviteurs, surveillait les cuisines et tenait les
comptes, mais je sais que Cwm Isaf lui manquait et, le soir, il lui arrivait de
s’installer avec sa quenouille et de filer la laine pendant que nous
bavardions.
Bien souvent
nous parlions de Mordred. Nous avions tous deux espéré que les récits de ses
méfaits étaient des exagérations, mais tel n’était pas le cas. S’il y eut
jamais un sale gosse, c’est bien Mordred. Dès le premier jour où il arriva sur
un char à bœufs de la salle de Culhwch, près de Durnovarie, il commença à faire
des siennes. Je finis par le prendre en grippe. Dieu me vienne en aide. Ce n’était
qu’un enfant, et je le détestais.
Le roi a
toujours été petit pour son âge. Mais, malgré son pied-bot il était bien bâti
et musclé, quoique un peu gras. Son visage était tout rond, mais défiguré par
un nez étrangement bulbeux qui rendait le malheureux enfant affreusement laid.
Ses cheveux bruns étaient naturellement bouclés et se séparaient en deux
grandes touffes qui lui valurent des autres gamins de Lindinis le surnom de « tête
de balais ». Mais jamais ils ne le lui auraient dit en face. Ses yeux le
vieillissaient étrangement, car même à six ans il avait un regard circonspect
et méfiant, qui ne devait pas s’arranger lorsqu’il entra dans l’âge adulte et
que ses traits se durcirent. C’était un garçon intelligent mais qui refusait
obstinément d’apprendre ses lettres. Le barde de la maison, un jeune homme
sérieux qui répondait au nom de Pyrlig, était chargé de lui apprendre à lire, à
compter, à chanter, à jouer de la harpe, à invoquer les Dieux et à apprendre la
généalogie de sa maison royale, mais Mordred eut tôt fait de prendre la mesure
de Pyrlig. « Il ne fera rien, Seigneur ! se plaignit le barde. Je lui
donne un parchemin, il le déchire. Je lui donne une plume, il la brise. Je le
frappe, il me mord. Voyez ! » Il tendit son maigre poignet mangé par
les puces et sur lequel on voyait la trace rouge des dents royales.
Je postai
Eachern, un rude petit lancier irlandais, dans la salle de classe avec ordre de
tenir le roi en respect et cela donna d’assez bons résultats. Une rouste
persuada notre roitelet qu’il avait trouvé plus fort que lui et il se plia à contrecœur
à la discipline, tout en persistant à ne rien vouloir apprendre. Apparemment,
on pouvait obliger un enfant à rester tranquille, mais pas le forcer à
apprendre. Mordred essaya d’effrayer Eachern en lui promettant de se venger
lorsqu’il serait roi, mais l’Irlandais se contenta de lui flanquer une autre
raclée tout en se promettant de rentrer en Irlande le jour où Mordred monterait
sur le trône. « Si tu veux ta revanche, Seigneur Roi, expliqua-t-il en
donnant une nouvelle trempe au garçon, il te faudra conduire ton armée en
Irlande et nous te donnerons la volée de bois vert que tu mérites. »
Mais Mordred n’était
pas simplement un sale gosse. Nous aurions pu en venir à bout. Il était
réellement méchant. Ses actes étaient conçus pour blesser, voire pour tuer. Il
avait dix ans le jour où on découvrit cinq vipères dans le cellier où nous entreposions
les cuves d’hydromel. Seul Mordred avait pu les y placer, et sans doute l’avait-il
fait dans l’espoir qu’un esclave ou un serviteur se ferait mordre. Mais le
cellier était si froid que les serpents étaient assoupis, et nous n’eûmes aucun
mal à les tuer. Un mois plus tard, cependant, une servante mourut après avoir
mangé des champignons vénéneux. Nul ne savait qui avait fait la substitution,
mais tout le monde était persuadé que c’était Mordred. Comme si, disait
Ceinwyn, ce petit corps pugnace enfermait l’esprit calculateur d’un adulte. Je
crois bien qu’elle le détestait autant que moi, mais elle faisait son possible
pour être gentille avec lui et avait horreur qu’on le frappe. « Cela ne
fait que le rendre pire encore, me reprocha-t-elle.
— J’en ai
bien peur.
— Alors
pourquoi continuer ?
— Parce
que si tu essaies la douceur, il en profite aussitôt »,
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