L'ennemi de Dieu
le redoutait,
mais il était bon avec moi. Nous riions beaucoup ensemble.
— Quel
était son nom ? demandai-je, mais je crois bien l’avoir deviné avant qu’elle
ne le prononçât.
— Aelle,
dit-elle d’une toute petite voix, le beau, le charmant Aelle. »
Aelle ?
La fumée se mit à tourbillonner autour de ma tête et, l’espace d’un instant, j’eus
la cervelle aussi brouillée que l’esprit de ma mère. Aelle ? J’étais le
fils d’Aelle ?
« Aelle,
répéta Erce d’un air rêveur, le beau, le charmant Aelle. »
Je n’avais
aucune autre question à poser. Je m’obligeai à m’agenouiller devant ma mère et
à l’embrasser. Je l’embrassai sur les deux joues, puis la serrai contre moi,
comme pour lui rendre un peu de cette vie qu’elle m’avait donnée. Et bien qu’elle
eût cédé à mon étreinte, elle ne voulait toujours pas admettre que j’étais son
fils. Je l’épouillai.
Je redescendis
avec Linna et découvris qu’elle était mariée avec l’un des pêcheurs du village
et qu’elle avait six enfants. Je lui donnai de l’or, plus d’or, je crois, qu’elle
n’avait jamais imaginé en voir, et probablement n’avait-elle jamais soupçonné
qu’il pût en exister autant. Elle fixa les petits lingots d’un air incrédule.
« Notre
mère est-elle encore une esclave ?
— Nous le
sommes tous, répondit-elle en faisant un geste en direction du misérable
village.
— Cela
vous permettra d’acheter votre liberté, dis-je en montrant l’or. Si vous le
désirez. »
Elle haussa
les épaules, et je doutai que la liberté changeât quoi que ce soit à leur vie.
J’aurais pu aller trouver leur seigneur et acheter moi-même leur liberté, mais
sans doute vivait-il au loin. Et l’or, s’il était dépensé sagement, ne
manquerait pas d’adoucir leur vie, qu’ils fussent esclaves ou libres. Un jour,
me promis-je, je reviendrais et tâcherais de faire plus.
« Occupe-toi
de notre mère, demandai-je à Linna.
— Je n’y
manquerai pas, Seigneur, répondit-elle humblement, sans parvenir à me croire.
— On n’appelle
pas son frère seigneur », lui dis-je, sans parvenir à la persuader.
Je la quittai
et descendis sur la côte, où mes hommes attendaient avec armes et bagages :
« Nous rentrons. » Il était encore tôt, et une bonne journée de
marche nous attendait.
Je m’en allais
retrouver Ceinwyn. Retrouver mes filles, issues d’une lignée de rois bretons et
du sang royal de leur ennemi saxon. Car j’étais le fils d’Aelle. Campé sur une
colline verte dominant la mer, je m’émerveillai de l’extraordinaire écheveau de
la vie, sans parvenir à en débrouiller le sens. J’étais le fils d’Aelle, mais
qu’est-ce que ça changeait ? Cela n’expliquait ni n’exigeait rien. Le
destin est inexorable. Et je rentrais chez moi.
C’est Issa qui
vit le premier la fumée. Il avait toujours eu des yeux d’aigle. Alors que j’étais
campé sur ma colline en tâchant de trouver un sens aux révélations de ma mère,
Issa repéra de la fumée de l’autre côté de la mer.
« Seigneur ? »
Je ne répondis
rien, trop ahuri que j’étais par ce que je venais d’apprendre. Je devais tuer
mon père ? Et ce père était Aelle ?
« Seigneur !
insista Issa, m’arrachant enfin à mes pensées. Seigneur, regardez, de la fumée. »
Il pointait le
doigt vers le sud, en direction de la Dumnonie, et au départ je crus que la
blancheur n’était qu’une tache plus claire parmi les nuages, mais Issa était
sûr de son fait, et les autres lanciers m’assurèrent à leur tour que c’était de
la fumée, non des nuages ou de la pluie. « Il y en a d’autres, Seigneur »,
dit-il, montrant du doigt une autre tache blanche qui se détachait sur la
grisaille.
Un feu pouvait
être un accident : une salle incendiée, peut-être, ou un champ sec
embrasé, mais par un temps aussi humide jamais un champ n’aurait brûlé et, de
toute ma vie, jamais je n’avais vu deux salles dévorées par les flammes en même
temps, à moins que l’ennemi n’y eût jeté ses torches.
« Seigneur ?
me pressa Issa qui, comme moi, avait une femme en Dumnonie.
— On rentre
au village. Tout de suite. »
Le mari de
Linna consentit à nous faire traverser la mer. Le voyage n’était pas long, car
le bras de mer ne faisait pas plus de quelques lieues et c’était la route la
plus courte pour rentrer au pays, mais, comme tous les lanciers,
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