L'ennemi de Dieu
nous
préférions un long voyage au sec et cette traversée fut bel et bien une
épreuve. Un fort vent d’ouest s’était levé, chargé de nuages et de pluie, provoquant
brièvement une forte houle contre laquelle nous protégeaient mal les
plats-bords de notre embarcation. Tandis que nous écopions, les voiles en
lambeaux se gonflaient, claquaient et nous entraînaient dans le sud. Notre
batelier, qui n’était autre que mon beau-frère Balig, déclara qu’il n’y avait
rien de tel qu’un bon bateau sur la mer par vent fort et, en beuglant, remercia
Manawydan de nous avoir envoyé un temps pareil, mais Issa fut malade comme un
chien et moi-même j’eus des haut-le-cœur. C’est donc avec un grand soulagement
que nous accostâmes en Dumnonie au milieu de l’après-midi, à trois ou quatre
heures seulement de chez nous.
Je payai
Balig, puis nous nous enfonçâmes dans un pays plat et humide. Il y avait un
village non loin de la grève, mais ses habitants avaient vu la fumée et avaient
peur. Nous prenant pour des ennemis, ils coururent se réfugier dans leurs
cabanes. Le village possédait une petite église, une simple chaumière avec une
croix de bois clouée sur le toit, mais tous les chrétiens étaient partis. L’un
des païens demeurés au village m’expliqua qu’ils avaient tous filé dans l’est :
« Ils ont suivi leur prêtre, Seigneur.
— Pourquoi ?
Où ça ?
— Nous n’en
savons rien, Seigneur. » Il jeta un coup d’œil en direction du lointain
panache de fumée. « Les Saxons sont-ils de retour ?
— Non »,
le rassurai-je, espérant ne pas me tromper. Moins épaisse maintenant, la fumée
semblait être à une dizaine de lieues seulement, et je doutais qu’Aelle ou
Cerdic aient pu s’enfoncer aussi loin en Dumnonie. Ou alors c’est que la Bretagne
tout entière était perdue.
Nous pressâmes
le pas. La seule chose qui nous importait, désormais, c’était de retrouver nos
familles au plus vite. Dès lors que nous les saurions en sécurité, nous aurions
tout le loisir de découvrir ce qui se passait. Pour rejoindre la salle d’Ermid,
nous avions le choix entre deux routes. L’une, la plus longue, s’enfonçait au cœur
des terres et demandait quatre ou cinq heures de marche, le plus souvent dans l’obscurité,
mais l’autre passait à travers les marais salants d’Avalon : une route
semée de marécages et de fondrières bordées de saules, d’étangs couverts de
roseaux. À marée haute et par vent d’ouest, la mer s’avançait parfois jusqu’ici
et engloutissait les voyageurs imprudents. Il y avait des routes à travers le grand
marécage et même des sentiers boisés qui menaient jusqu’aux saules étêtés, où
les villageois plaçaient leurs pièges à anguilles et à poissons, mais aucun de
nous ne les connaissait. Nous préférâmes tout de même nous y engager, car c’était
la voie la plus rapide pour rentrer chez nous.
Le soir
tombait lorsque nous trouvâmes un guide. Comme la plupart des habitants des
marais, c’était un païen et, sitôt qu’il sut qui j’étais, il se fit une joie de
nous offrir ses services. Au milieu du marais, nous aperçûmes le Tor, masse
noire surgissant de la lumière déclinante. Nous aurions dû commencer par aller
là-bas, nous expliqua notre guide, puis demander à un marinier d’Ynys Wydryn de
nous conduire sur un bateau plat à travers les eaux peu profondes de l’étang d’Issa.
Il pleuvait
encore lorsque nous quittâmes le village marécageux, les gouttes de pluie
crépitant sur les roseaux et ridant les mares. Une heure plus tard, elle avait
cessé pour laisser poindre peu à peu une lune laiteuse et blafarde derrière les
nuages plus épars que le vent soufflait depuis l’ouest. Notre sentier enjambait
des fosses noires sur des ponts de planche, puis continuait au milieu des
pièges d’osier et serpentait de manière incompréhensible à travers des
fondrières luisantes et désolées où notre guide marmonnait des incantations
contre l’esprit des marais. Certaines nuits, confia-t-il, scintillaient d’étranges
lumières bleues : les esprits des nombreuses personnes qui avaient trouvé
la mort dans ce labyrinthe d’eau, de boue et de joncs. Le bruit de nos pas
effarouchait la sauvagine qui s’envolait en poussant des cris perçants, les
ailes des oiseaux paniqués dessinant des ombres noires sur les nuages chassés
par le vent. Tout en marchant, notre guide me parla des dragons assoupis
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