L'ennemi de Dieu
de
Brocéliande. »
Brocéliande
était le dernier royaume breton d’Armorique. Il avait pour roi Budic ap Camran,
qui avait épousé Anna, la sœur d’Arthur, ce qui faisait de Ialle la nièce d’Arthur.
« Tu en
es où ? demandai-je. À ta sixième belle-mère ?
— La
septième, répondit Tristan, et elle n’a que quinze printemps, alors que père
doit avoir au moins cinquante ans. Et moi, j’en ai déjà trente !
ajouta-t-il d’un air lugubre.
— Et
toujours pas marié ?
— Pas
encore. Mais mon père se marie suffisamment pour nous deux. Pauvre Ialle.
Donne-lui quatre ans, Derfel, et elle sera morte comme les autres. Mais il est
assez heureux à l’heure qu’il est. Il l’use comme il les use toutes ! Mais
dis-moi, fit-il, en passant le bras sur mes épaules, tu es marié ?
— Non pas
marié, mais sous le harnais.
— Avec la
légendaire Ceinwyn ! s’exclama-t-il en riant. Bien joué, mon ami, bien
joué. Un jour, je trouverai ma Ceinwyn à moi.
— Puisse
ce jour être proche, Seigneur Prince.
— Il le
faudra bien ! Je me fais vieux ! Un ancien ! Ma barbe commence
déjà à grisonner. Là, regarde, fit-il en se triturant le menton. Tu vois ?
— Ça ?
fis-je pour me moquer de lui. Tu ressembles à un blaireau. »
Il devait
avoir à tout casser deux ou trois poils gris dans la barbe, mais c’était bien
tout. Tristan rit, puis jeta un coup d’œil à un esclave qui courait au bord de
la route avec une douzaine de chiens en laisse.
« Rations
d’urgence ? demanda-t-il.
— La
magie de Merlin, et il ne veut pas me dire pour quoi c’est faire. »
Les chiens du
druide étaient une nuisance. Il fallait les nourrir et ça faisait autant de
provisions en moins. La nuit, ils nous réveillaient avec leurs hurlements et se
battaient comme des démons avec les autres chiens qui accompagnaient nos
hommes.
Un jour après
que Tristan nous eut rejoints, nous arrivâmes à Pontes, où la route franchit la
Tamise sur un merveilleux pont de pierre construit par les Romains. Nous nous
attendions à le trouver en ruines, mais nos éclaireurs nous rapportèrent qu’il
était intact et, à notre grand étonnement, il l’était encore lorsque nos
lanciers l’atteignirent.
C’était la
plus chaude journée de mars. Arthur interdit à quiconque de franchir le pont
avant que les chariots eussent rejoint le gros de l’armée, et nos hommes se
reposèrent donc au bord du fleuve en attendant. Le pont comptait sept arches,
dont deux sur chacune des rives pour surélever la route. Des troncs d’arbres et
d’autres bris flottants s’étaient accumulés en amont, si bien qu’à l’ouest le
fleuve semblait plus large et plus profond qu’à l’est, tandis que du fait de ce
barrage de fortune l’eau s’engouffrait en écumant entre les piles du pont. Il y
avait une colonie romaine sur l’autre rive : un groupe de bâtiments de
pierre entouré des vestiges d’une digue de terre. De notre côté du pont, une
grand tour gardait la route qui passait sous son arche croulante et sur
laquelle on apercevait encore une inscription romaine. Arthur la traduisit pour
moi, m’expliquant que c’était l’empereur Hadrien qui avait ordonné la
construction du pont.
« Imperator ,
demandai-je, en fixant la plaque de pierre. Ça veut dire empereur ?
— En
effet.
— Et un
empereur est au-dessus d’un roi ?
— L’empereur
est le Seigneur des Rois », expliqua Arthur.
Le pont l’avait
assombri. Il fit le tour des premières arches et se dirigea vers la tour, puis posa
la main sur les pierres en examinant l’inscription.
« Imagine
que toi et moi voulions construire un pont comme celui-ci, me dit-il, comment
ferions-nous ?
— Avec du
bois, fis-je dans un haussement d’épaules. De bonnes piles en orme, et le reste
en chêne.
— Et
serait-il encore debout au temps de nos arrière-arrière-petits-enfants ?
demanda-t-il avec un large sourire.
— Ils n’ont
qu’à bâtir leurs propres ponts. »
Il passa la
main sur la tour. « Nous n’avons personne qui sache dresser un pont de
pierre comme celui-ci. Personne qui sache enfoncer une pile de pont dans le lit
d’un fleuve. Personne même qui s’en souvienne. Nous sommes pareils à des hommes
qui ont trouvé un magot, Derfel. De jour en jour, il s’amenuise. Et nous ne
savons ni arrêter l’hémorragie ni augmenter notre patrimoine. » Il se
retourna et vit paraître au loin les premiers chariots de
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