L'enquête russe
appelez l’Américain s’est présenté à moi comme un agent secret du roi. Il m’a grassement récompensé, mais a formulé des menaces terribles si je parlais de lui et de cette clé. Je le pensais au-dessus de vous et capable de mettre ses paroles à exécution… Je vois qu’il m’a trompé.
— Ainsi, notre Galbraith ne nous a pas tout dit, glissa Bourdeau à l’oreille de Nicolas, c’est un barbet 58 qui nous prend pour des mules !
— Il lui était malaisé de nous avouer avoir usurpé la personnalité d’un agent français.
— Tu t’es seulement trompé de service, celui-là était américain et il ne peut rien contre toi. Je vais ordonner qu’on te donne une cellule de meilleur aloi et qu’on te traite à la pistole sur mon écot. On verra ensuite, si rien n’aggrave ton cas, ce qu’on fera de toi. Pour le moment tu demeures complice de meurtre et de maquereautage.
Il allait renvoyer Piquadieu et donner ses instructions au père Marie quand une idée lui traversa l’esprit.
— À quelle heure la dame dont tu favorisais les avances auprès de ton maître devait-elle se présenter ? Et pas de pastiqueries 59 , sinon…
— À la demie de neuf heures. Vrai que je veillais au grain que les deux ne se croisent pas. J’avais prévenu l’Américain de ne point pousser outre après neuf heures.
Nicolas fixa longuement la basse physionomie de Piquadieu, puis fit un signe qu’on l’emmenât. Il appela le père Marie et prit avec lui les dispositions annoncées. Les deux policiers se retrouvèrent seuls.
— Je devine tes pensées, dit Bourdeau. Si Piquadieu a favorisé les venues de Galbraith et de la princesse Kesseoren, que viennent faire dans tout cela Harmand et l’argent découvert dans sa chambre ?
— À bien y réfléchir, cela pourrait signifier qu’une troisième partie est intervenue durant cette soirée.
— Il faudrait alors replacer cette incursion dans l’incertaine chronologie que nous avons tant de peine à établir.
— D’évidence, Harmand a apporté son aide à l’inconnu pour lui permettre de pénétrer dans l’hôtel de Vauban et jusqu’à la chambre de Rovski, enfin nous le supposons en raison d’un certain nombre de faits et, en particulier, de l’or découvert chez Harmand.
— Sans oublier qu’il a été assassiné et que tout indique qu’il fut la victime impuissante de plusieurs agresseurs. Je me demande…
Nicolas sourit.
— Tu te demandes ce que, dans l’instant même, je suis en train de penser. Que si plusieurs assassins sont en cause, la princesse de Kesseoren et ses spadassins pourraient bien être en première ligne de nos suspects.
— Qu’aurait-elle eu à en rajouter ? Elle avait affaire avec Piquadieu, pourquoi doubler la mise ?
— Bah ! Deux précautions valent mieux qu’une. Mais cette hypothèse ne me satisfait pas. Nous raisonnons en faisant fausse route.
— Que veux-tu dire ?
— Nous nous évertuons à démêler l’écheveau des événements, nous enquêtons sur l’ensemble des suspects et nous n’approfondissons pas assez les raisons pour lesquelles le comte de Rovski a été tué. Dis-moi pourquoi et je te dirai qui est l’assassin.
Sur cette question capitale, Nicolas quitta Bourdeau pensif. Il renvoya sa voiture et prit d’un bon pas la direction de l’Hôtel de Lévi. Il s’accorda un moment de répit, l’esprit vagabond et distrait par le moindre spectacle de la rue. Il fit halte chez de petits libraires dont les échoppes serrées au coin des rues et quelquefois en plein vent revendaient d’anciens ouvrages ou des brochures nouvelles. Il s’amusait de retrouver dans les arrière-boutiques des exemplaires de ces livres jadis condamnés à être brûlés et dont Sartine conservait précieusement la collection complète. Quelques années après, ils n’ébranlaient plus ni le trône ni l’autel. Il feuilletait les nouveautés littéraires, glanant les commentaires des amateurs qui, comme aimantés autour du comptoir, disputaient en se prononçant sur le mérite et le succès des ouvrages proposés. Avec l’œil habitué du policier, il remarquait les mouches habilitées à reconnaître les gens signalés et à dénoncer ceux qui leur proposeraient des libelles défendus.
Après deux ou trois incursions, le sens du devoir et de l’urgence le ressaisit, il hâta le pas pour échapper à ce goût des livres qui le faisait, à l’instar des autres, feuilleter puis lire un
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