L'enquête russe
admiration pour Frédéric II de Prusse qui, dans un précédent voyage, avait rompu ses habitudes en son honneur. L’impératrice réprouvait ce sentiment qui paraissait ajouter encore aux dissensions entre la mère et le fils. Il revint ensuite à la chose militaire.
— Connaissez-vous le prince de Ligne, monsieur le marquis ?
— Je l’ai rencontré chez la reine.
— Il m’a un jour donné force conseils pour la troupe… Des plus divers… Les uns, je les rejette, notamment la suppression des châtiments corporels, mais les autres me semblent de bon aloi. Il prône ce qu’on nomme hygiène et, notamment, les bains fréquents et point d’habits de laine qui s’imbibent de sueur et exhalent une odeur putride.
— Mon père préconisait le lavage à grande eau qui, disait-il, préserve des fièvres et des maladies communes aux soldats.
— Et vous, que n’êtes-vous officier ?
Le ton était à la limite du déplaisant.
— Ce fut la volonté du feu roi, mon maître, qui alors en décida.
— Bon, bon ! Pour les fièvres, Ligne conseille de ne point saigner, de faire boire du kislitschi , boissonrusse acide et saine, et surtout ni bouillon ni laitage, mais de la soupe aux herbes et à l’eau.
Un personnage étrange parut, portant une sorte de portemanteau en cuir qui s’ouvrait par le milieu, découvrant, retenues dans des passants, toute une série d’armes anciennes. Le valet était-il ottoman ? Paul remarqua le mouvement de curiosité de Nicolas.
— Vous considérez Ivan ? Et sa figure vous trouble. Encore que l’empire soit vaste et comprenne d’innombrables peuplades, celui-ci est un ancien esclave turc élevé dans ma maison et désormais mon barbier.
Le grand-duc s’était levé, prenait chaque arme et l’examinait avec ravissement.
— Voyez, monsieur le marquis, je n’ai acquis que les pointes. Considérez cet esponton, non point votre pertuisane, mais le véridique, avec son fer en feuille de sauge et ses oreillons discrets. Et là, une lame de faux de guerre destinée à repousser les assauts. Et cette vouge avec son fer asymétrique à deux tranchants ! Quelle splendeur !
Tout en s’extasiant sur chaque pièce qu’il élevait au-dessus de sa tête comme un ostensoir, il haussait le ton et sa voix montait dans les aigus alors qu’un peu d’écume moussait aux commissures de ses lèvres. Soudain il s’arrêta, replaça brutalement l’arme qu’il tenait et se pencha sur le portemanteau posé sur une crédence. Sa bouche s’ouvrit sans qu’aucun son n’en sortît. Il la referma, grinça des dents et au bout de cette mimique, poussa un hurlement strident. Ensuite une série de phrases en russe, hachées par la fureur, s’élevèrent crescendo. Le prince Bariatinski se pencha à l’oreille de Nicolas.
— Son Altesse impériale vient de remarquer qu’il manque une pièce à sa collection. C’est moi que la foudre va frapper, ne vous inquiétez pas, j’ai l’habitude. Sa fureur s’apaise aussi vite qu’elle est prompte à éclater.
— Bariatinski ! hurla Paul. Ta maison est un repaire de brigands. On me vole avant de me tuer, oui, de m’assassiner comme le fut mon père.
Il grinçait des dents, les poings serrés. Il s’adressa à Nicolas :
— Voyez, monsieur le marquis, comme on me traite. Vous en êtes le témoin, dans ma propre ambassade. Et toi, qu’as-tu à dire ?
Il poursuivit en russe s’adressant à Nikita dont la face immobile ne laissait deviner aucune émotion. Les quelques mots prononcés à voix basse parurent calmer le prince qui, à pas précipités, quitta le salon sans un regard pour ses hôtes.
— Notre prince est ombrageux et défiant. J’en peux parler, je suis son ami d’enfance. Son imagination n’est que trop propre à s’exalter et à suspecter partout des complots. Un jour, ayant trouvé des débris de verre dans un plat de saucisses, il a aussitôt prétendu qu’on cherchait à l’empoisonner. À Florence, à un banquet de cour, le vin avait selon lui un goût suspect, il se fit vomir en public… Le fond est cependant bon, chaleureux même. Il veut faire le bien et c’est pourquoi nous l’aimons.
L’ambassadeur approuvait les propos du prince Kourakin.
— Quelle pièce manque à la collection du prince ? Je pourrais peut-être étudier la question et me mettre à sa recherche.
— Nous vous en serions reconnaissants. C’est uneguisarme à fer asymétrique prolongée en lame de dague.
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