L'enquête russe
Mais croyez-moi, il est probable qu’on la retrouvera vite fait !
— Peut-elle servir de poignard ?
— Sans aucun doute, et des plus redoutables. Les blessures qu’elle provoque sont souvent fatales, les chairs hachées cicatrisant mal.
Perplexe, Nicolas se retrouva dans le petit salon qui lui était imparti. Il demeurait sous le coup de la scène dont il avait été le témoin. Il était effaré, non pas tant de l’éclat d’une fureur sans rapport avec son objet, que par son incongruité devant un étranger. Son sens de la mesure et sa fréquente familiarité avec les membres de la famille royale induisaient des comparaisons. Chez les Bourbon, rien n’avait jamais donné lieu à de tels écarts. Chez aucun d’entre eux l’exemple de leur grand aïeul n’était oublié. Louis XIV, un jour de colère, avait brisé sa canne plutôt que d’insulter l’un de ses courtisans. Il plaignait les Russes qui subiraient en sujets le poids du caractère d’un prince déséquilibré, même si d’autres qualités venaient balancer ses lourdes tares.
D’autres observations lui revenaient en mémoire. L’étrangeté du vol de cette arme dans les appartements du prince, au sein même de son ambassade, ne laissait pas de l’inquiéter. Plus étrange, en dépit de sa fureur, la passivité de Paul, et celle de ses entours, n’étaient pas à la mesure de l’incident, qui prouvait à tout le moins que l’Hôtel de Lévi était un nid d’intrigues et de périls. Après avoir erré dans le bâtiment en interrogeant les domestiques, Nicolas parvint à la conclusion que la source des dangers se trouvait dans un cercle restreint autour de Paul.Dans quelle toile le malheureux tsarévitch était-il englué et surtout qui, tapi dans l’ombre, filait une funeste trame ?
Le soir même, il soupa avec Le Noir, auquel il fit part de ses constatations et de ses inquiétudes. Il ne dissimula pas le sentiment d’impuissance qui l’accablait face aux exigences de Sartine. Que pouvait-il faire en vérité pour protéger le grand-duc ? Il était à souhaiter que le couple impérial quittât au plus vite le royaume et débarrassât le gouvernement du roi du soin d’assumer sa sécurité. En conclusion, il confia au lieutenant général de police atterré que si une part de l’affaire sortait de l’ombre grâce à l’enquête, une zone redoutable demeurait sans recours dans l’obscurité. Le Noir modéra son pessimisme, lui rappelant combien dans d’autres cas il avait pu douter de ses capacités alors qu’il se trouvait sur le point d’aboutir.
Nicolas gagna sa chambre peu convaincu des encouragements prodigués. Jamais il n’avait autant ressenti son impuissance. Il ne cessait de se remémorer les événements, le détail de chaque épisode, repérant un à un les indices et passant en revue les acteurs de l’affaire. Sartine avait raison. Les morts s’accumulaient autour de lui. Rovski, Harmand, Dangeville, Pavel et les deux filles égorgées dont on ne savait au vrai si elles étaient liées à l’enquête, cela faisait beaucoup en peu de temps. Oui, la question qu’il devait continuer à se poser touchait les raisons profondes de ce massacre. Qui y avait intérêt et quelle main en agençait les mystères ? Sur ce triste bilan il s’endormit d’un sommeil agité, peuplé de fantômes.
Le samedi et le dimanche, Nicolas, sans nouvelles de Bourdeau, suivit comme son ombre le prince Paul dans ses pérégrinations parisiennes. Le 2 juin, on visita la bibliothèque du roi pour y admirer les deux globes du père Coronelli, l’un terrestre, l’autre céleste, qui, auparavant, se trouvaient à Marly. Le comte, toujours curieux de détails précis, nota leur diamètre de douze pieds alors que le plus grand à Saint-Pétersbourg n’en avait que onze. Le 3, le couple impérial fut reçu par le duc de Penthièvre qui eut la bonté de s’enquérir auprès de Nicolas de Bourdeau, dont le père avait été un de ses serviteurs à la grande vènerie de France. Le parc de Sceaux fut visité en calèches découvertes. Ce lieu enchanteur fut loué à l’excès. Un déjeuner superbe conclut la visite.
Mardi 4 juin 1782
De bonne heure, Nicolas se rendit au Châtelet appelé par un message de Bourdeau. Il y trouva Rabouine et Gremillon, accompagnés d’une vieille connaissance, Tirepot. La troupe se réunit dans le bureau de permanence. La parole fut d’abord donnée au sergent du
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