L'enquête russe
besicles, ses yeux se plissèrent, presque rieurs, et tout son visage s’inonda d’une sorte de jubilatoire malice.
— Ranreuil, dit-il, d’où tenez-vous ce document ?
— Monseigneur, saisi dans la chambre de Paline à l’Hôtel de Lévi.
Le mensonge était de taille ; il en aurait rougi, n’était-ce l’enjeu en cause. Ad majorem regis gloriam…
— Vous suggérez donc, dit Vergennes qui comprenait vite, que…
— D’utiliser ce document. Quelle preuve plus éclatante de la collusion des services russes dans toute cette affaire ? Que le majordome de l’ambassade de Russie puisse être convaincu de sombres menées et soit porteur d’un ordre de l’impératrice aussi extraordinaire, voilà de quoi autoriser de le prendre de haut avec l’ambassadeur et lui clore le bec.
Tout affriandé à cette perspective, Vergennes ordonna qu’on introduisît le prince Bariatinski et se composa un visage d’impénétrable majesté.
— Messieurs, que personne n’intervienne. Je mène cette barque-là.
L’ambassadeur parut d’évidence fort courroucé. Qu’en était-il au vrai, se demanda Nicolas, tant il est commun de constater que la figure d’un diplomate n’épouse pas toujours le débat intérieur qui l’agite ? Il salua sèchement. Il lui fut répondu par des inclinaisons de tête.
— Excellence, dit Vergennes. Que nous vaut cette visite impromptue ? M’auriez-vous demandé audience à Versailles que je vous eusse aussitôt reçu. Nul doute qu’un problème grave ne vous émeuve pour agir ainsi en dehors des règles habituelles. Me tromperais-je ?
— L’urgence seule, monseigneur, m’a conduit à me précipiter chez M. Le Noir, que vous aviez autorisé à vous représenter auprès de moi.
Nicolas admirait l’usage que Vergennes faisait des formules et des politesses. Comme celui qui observe les planètes vise à côté de l’astre choisi, le ministre avait déplacé le débat, enguenillant son propos de quelques anecdotes qui faisaient diversion au point qu’au moment d’exposer ses motifs, Bariatinski paraissait déjà apaisé et dégonflé de la colère réelle ou feinte qui avait présidé à son entrée.
— Monseigneur, je suis au désespoir d’avoir à protester.
— Protester, monsieur l’ambassadeur, protester, voilà un mot bien fort !
— Enfin, demander une explication au sujet de l’enlèvement par M. le marquis de Ranreuil de Nikita Paline, mon majordome. Si je l’affirme, c’est que plusieurs de mes gens les ont vus partir ensemble et que l’un d’entre eux les a même suivis jusqu’à l’hôtel de police.
— Très curieuses pratiques, oui très curieuses ! Faire filer un magistrat du roi ! Monsieur le marquis, que dites-vous des accusations qu’on porte contre vous ?
— Que Nikita Paline m’a suivi de son plein gré. Dans le cas contraire, prince, vos gens auraient dû remarquer des mesures particulières, de celles dont on use avec les criminels, liens, entravement et arme pointée. Était-ce le cas ?
— Non, à ce qu’on m’a rapporté, je le reconnais,
— Dans ces conditions, j’ai le regret de vous révéler que l’enquête du commissaire aux affaires extraordinaires a démontré la responsabilité – que dis-je ? – la totale culpabilité de votre majordome dans la mort du comte de Rovski à l’hôtel de Vauban. Il y fut d’ailleurs aidé par Koutaïssoff, le barbier turc de Son Altesse impériale. Et tout fut mis en apparence pour que les indices, modus operandi de la blessure infligée et icônes retournées, conduisent le cas échéant à soupçonner Dimitri. Je suis persuadé que votre majordome connaissait parfaitement le passé de cet homme et les crimes dont il était responsable à Saint-Pétersbourg.
— Mais…
— Point, monsieur. Ledit Nikita Paline, votre majordome, est également coupable avéré du meurtre de Pavel, maître d’hôtel du prince Si nous ajoutons à cela les meurtres de filles galantes à Paris et à Chantilly par Dimitri, avouez, monseigneur, que l’ambassade de Russie puisse inquiéter ceux qui vous accueillent et inciter les serviteurs de Sa Majesté à vous demander les raisons de ces errements.
— Je ne puis croire, monseigneur, à de telles accusations et j’ai le regret de vous exprimer les plus vives…
Vergennes avait levé la main et se dressait derrière le bureau.
— Monsieur l’ambassadeur, je vous arrête. Ne prononcez aucune parole que vous seriez,
Weitere Kostenlose Bücher