L'enquête russe
Dangeville ? Et, pour obscurcir le tableau, que penser de la suggestion de Sanson concernant l’assassinat de deux filles galantes d’une manière qui renvoyait au crime de la rue de la Richelieu ? Enfin, quel rôle jouait l’Américain Smith au milieu de cet imbroglio russe ?
À l’hôtel de police, il retrouva Le Noir qui s’apprêtait à gagner l’Opéra. Il le mit au courant des derniers éléments de l’enquête. Le lieutenant général de police était désolé de ne pouvoir passer la soirée avec Nicolas. Il l’accompagna jusqu’à sa chambre et proposa qu’on lui servît un souper. Son hôte le remercia ; il ferait un brin de toilette et irait par cette douce soirée de printemps musarder sur le boulevard. Après force compliments, Le Noir s’éclipsa.
On se sentait toujours apaisé d’un entretien avecl’aimable magistrat. Son autorité naturelle provenait d’un doux esprit philosophique qui nourrissait une universelle mansuétude. Pour ferme que fût son caractère, tout chez lui était exécuté avec mesure et là où il estimait la chose possible, il savait tempérer la rigueur de sa charge. Censeur suprême des mœurs, confident de toutes les pensées, investigateur de toutes les démarches, il avait toute puissance pour apprécier, suivant ses propres codes et notions morales, mieux qu’un juge ordinaire. Maintes fois Nicolas l’avait contemplé agir ; par un heureux mélange d’indulgence et de sévérité, il savait à la fois faire respecter et chérir l’autorité. Certes il ne possédait pas le brillant, la facilité, l’ironie caustique, en un mot la manière large d’envisager et de concevoir d’un Sartine, mais comme l’avait un jour confié le maréchal de Richelieu à Nicolas, M. Le Noir « était de la matière première dont on faisait tout ». Un bon serviteur du roi en somme.
Cette réflexion l’avait conduit sur le boulevard. À partir de la Madeleine, seuls des terrasses, des grilles de jardins, d’anciens murs de vergers, frappaient le regard. À droite, il reconnut le grand jardin du couvent des Capucines. À gauche, le boulevard dominait les belles demeures de la rue Basse-du-Rempart avec, au milieu d’elles, le chantier d’un marchand de bois. C’était là qu’avaient été découverts les corps des deux filles galantes. Nicolas contempla l’endroit, sorte de terrain vague non éclairé dans le crépuscule finissant.
Près de la Comédie italienne, Nicolas fut tenté par les propositions d’un restaurateur. Il se régala d’une poitrine de mouton grillée et d’une omelette à laconfiture. Il reprit sa marche, distrait sans cesse par l’animation croissante du boulevard et par les divertissements proposés. Il admira au passage le pavillon de Hanovre, hôtel particulier du duc de Richelieu. Au fur et à mesure qu’il progressait, des échoppes provisoires, que le lieutenant général de police entendait sous peu supprimer, encombraient chaque côté de la voie. Décrotteurs, gagne-deniers, commissionnaires attendaient et interpellaient la pratique. Dans la saillie des maisons non alignées, écrivains publics, savetiers et marchands de toutes sortes de friandises proposaient leurs services. Des étrangers en guenilles faisaient danser qui un ours, qui des chiens ou encore des macaques grimaçants que la foule contemplait en riant. Appels, cris, mélopées, chants et échos de querelles assourdissaient le promeneur et facilitaient dans le désordre et le vacarme ambiants les voleurs et tire-goussets de tout acabit. À cela s’ajoutaient les hurlements des chanteurs glapissant au son criard des violons, la musique lancinante des orgues de barbarie et de la vielle, le tout scandé de tambourins. La tête baissée sur les marchandises étalées au sol, mercerie, brochures, gravures, allumettes, cages à serins, fleurs, étoffes, dentiers, vieilles besicles, il se heurta à un marchand de coco dont la tourelle oscilla en faisant sonner ses gobelets. Il ne poussa pas jusqu’au boulevard du Temple, le « beau boulevard », pays des aboyeurs, de la parade et du boniment, et revint lentement alors que se fermaient les échoppes et que la foule s’éclaircissait.
Moins distrait par le spectacle du boulevard, Nicolas rentra en lui-même. Loin d’approfondir les différents épisodes de son enquête, il ressentait à nouveau avec amertume le poids de la mort de Dangeville dont il se sentait responsable. À cela s’ajoutait la
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