L'enquête russe
lassitude d’un débat sans cesse renouvelé avec Sartine. Le spectre de l’injustice le poursuivait et sa déception était à la mesure de l’attachement qui, au-delà de tout, le liait à cet homme auquel il était redevable de tant de choses. Chez un être moins probe et fidèle, la rancune l’aurait emporté sur la reconnaissance et l’aurait aussitôt effacée. Au fond ce qu’il ressentait était du domaine de l’absolu, la recherche d’un Graal jamais atteint.
Avec l’acuité de quelqu’un accoutumé dès l’enfance aux examens de conscience, il en vint à jeter sur son existence un regard en perspective qui accrut encore son malaise. Toujours à la poursuite du crime, toujours hanté par les différents visages de la mort, toujours témoin des formes les plus achevées de la bassesse, du lucre et du crime, baignant dans l’atroce et l’insoutenable, conduit par ses enquêtes, malgré qu’il en eût, à porter sur la société du royaume une attention de plus en plus critique, même s’il n’en tirait pas les conséquences nécessaires, Nicolas Le Floch doutait soudain de tout.
La tentation du libre océan le saisissait dans une nostalgie de vert et d’embruns salés. Que ne repartait-il en Bretagne, à Ranreuil, dans la vieille forteresse de ses ancêtres, sentinelle des marais ? Il prendrait soin de ses terres et surtout de ceux qui y travaillaient. Il se consacrerait à améliorer les choses. Quelle plus belle ambition qu’essayer d’apporter un peu plus de bonheur aux siens ? Il lirait et méditerait, chasserait, pêcherait, suivrait de loin la carrière de Louis. Il n’osait penser qu’Aimée accepterait de le rejoindre, mais il en caressait l’éventualité avec une douceur prenante. Il savait pourtant bien que cela était impossible.
Il continuait à marcher de plus en plus lentement, accablé par sa méditation. Et puis, peu à peu, d’autres visages s’imposaient à lui. Ses amis, Noblecourt, Semacgus, Bourdeau, La Borde et tant d’autres. Et son cœur se serra au souvenir de son engagement auprès du roi la nuit précédant le sacre dans l’abbaye Saint-Remi. Manquerait-il, lui un Ranreuil, à sa parole envers son souverain ? Il ne le pouvait pas. Il soupira et lui-même renouvela son engagement. Au fond de son cœur, il demeurait le chevalier fidèle des romans qu’enfant, il dévorait.
Il revint à son point de départ, le long de la rue Basse-du-Rempart. Les jeunes tilleuls du boulevard exhalaient leur douce et pénétrante odeur. Il s’adossa, pensif, à l’un des troncs. Quelle solitude était la sienne au milieu de cette ville immense ! Mais n’avait-elle pas été sa compagne favorite depuis tant d’années ? Il avait l’âme pleine et tout ce qui s’y était accumulé débordait par instants. C’était à la fois sa faiblesse et sa force. Peut-être tenait-on debout appuyé sur deux béquilles, l’inquiétude du jour et l’espoir du lendemain ? Il s’accusa de ces pensées creuses que seul le souffle de son moi gonflait démesurément.
Une autre fragrance dominait maintenant et soudain il pensa à la Satin. Dans la correspondance qu’il recevait d’elle et que lui transmettait le roi après avoir trié la layette du courrier d’Angleterre, une autre femme surgissait. Elle agissait désormais depuis Londres en agent du roi, au milieu des périls d’un grand jeu, avec une maîtrise, une culture, une intelligence, rien en un mot de ce qu’aurait pu laisser présager la jeune fille éperdue qu’il avait connue. À l’amour, feu couvant, qu’il continuait à lui porter, s’ajoutaient une estime, un respect et une admiration qui ne faisaient que croître. Sur un autre plan, d’autres attachements le liaient. Comment pouvait-il concilier sa fidélité amoureuse envers Antoinette avec la passion inspirée par Aimée d’Arranet ? Il n’avait pas de réponse à cette question et n’en cherchait pas. Le fait s’imposait à lui sans détours. C’était la lutte entre le lilas et le jasmin, il sourit à cette pensée.
— Mon Dieu, monsieur, comme vous paraissez heureux et malheureux à la fois !
Dans l’ombre toute proche d’un retrait de muraille, il distingua une jeune femme qui lui souriait. Il ne répondit pas et poursuivit sa marche. Elle lui emboîta le pas. Il s’arrêta sous un réverbère, se retourna et la considéra. Elle était svelte et délicate. Des cheveux châtains, relevés, enroulés et ornés d’une rose,
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