L'Entreprise des Indes
performances inhabituelles de son
vieil époux et, encore tout essoufflée, lui en demanda la raison.
Lisbonne est la ville des secrets éventés. Le lendemain,
toute la population voulait de cette poudre magique. Pour répondre à la
demande, le vendeur accrut sa production en mêlant toujours plus d’ingrédients
divers (coquillages pilés, os de taureaux broyés, graviers du rivage…) à une
quantité toujours décroissante d’extraits de rhinocéros. Un certain jour,
amantes et amants durent se rendre à l’évidence : la mixture avait perdu
ses pouvoirs. Le commerçant fut arrêté et finit sa vie mensongère, battu à
mort, sur la place même du pilori qui avait vu le triomphe du monstre cornu.
Les armateurs donnèrent mission à leurs capitaines de
rapporter d’Afrique, plutôt que des esclaves, ces bêtes aux perspectives commerciales
autrement plus intéressantes. Hélas, avertis d’on ne sait quelle manière,
peut-être par l’un des innombrables oiseaux migrateurs qui ont élu le Portugal
pour escale, les animaux de cette espèce se cachèrent. On n’en put débarquer qu’un,
cinq ans plus tard, un enfant rhinocéros dont la corne encore molle ne fit
rêver personne, aucune femme ni aucun homme, même parmi ceux que la nature
avait parcimonieusement dotés.
Habitant un pays doux, ô combien tempéré et souvent trop
tranquille, les Portugais ne pouvaient que se passionner pour la vie sauvage.
Tels des enfants, ils s’émerveillaient de toutes les bizarreries plus ou moins
monstrueuses, animales et végétales, rapportées d’Afrique.
En quelles autres églises de la chrétienté a-t-on pu voir, suspendus
au-dessus de l’autel, des crocodiles géants ?
Cette passion avait ses modes.
Après l’affection déçue pour les rhinocéros, voici que sonna
l’heure des tortues géantes.
Lors de mon unique grand voyage le long de l’Afrique, j’avais
rencontré dans les îles du Cap-Vert ces grosses bêtes étranges. Les habitants
du lieu les dévoraient tranquillement, aimant la saveur de leur chair. Et, pour
s’éclairer, ils brûlaient l’huile qu’on en pouvait tirer.
Quel médecin déclara le premier, et sur quels fondements, que
les tortues portaient en elles un remède contre la lèpre et bien d’autres
maladies graves ? Il devait avoir trouvé argument dans la longévité de l’espèce,
parfois plus de deux cents années.
J’ai assisté à plusieurs de ces traitements. La recette en
est simple, quoique dégoûtante.
Au couteau on sépare l’animal de sa carapace. Il saigne tant
qu’il finit vite par mourir. On recueille le sang qu’on verse dans la coquille
devenue baignoire. On y plonge le malade. Sur sa peau, le sang sèche. Il paraît
que cette rouge armure le soigne. De même que la viande de la bête, à condition
de la consommer quotidiennement.
Après deux années de cette médication, on affirme que la
lèpre est vaincue.
Je ne sais pourquoi une tendresse m’était venue pour ce
peuple pataud. Peut-être cette indécision entre l’animal et le minéral ?
Une tête d’oiseau, un corps de gros caillou. De même, ici, dans ma chère île d’Hispañola,
les végétaux sont si puissants qu’ils paraissent des bêtes. Ces mélanges de
règnes m’emplissent de confiance envers la force de la vie au moment même où je
vais devoir la quitter. Si la vie est une et se manifeste tantôt sous une
forme, tantôt sous une autre, alors la mort n’est peut-être qu’un moment, une
phase de la permanente et générale métamorphose.
Quoi qu’il en soit, je ne cessais de m’inquiéter du sort de
ces pauvres créatures. D’un très actif commerçant breton du nom de Kermarec,
souvent présent dans notre port pour y plaider la cause du vin blanc de
Bourgogne, j’appris que le Roi de France Louis XI s’intéressait lui aussi à ces
malheureux animaux. Ses apothicaires ne parvenant pas à le débarrasser des
divers maux qui l’accablaient, il avait ordonné qu’on allât quérir, là où elles
se trouvaient, ces médecines miraculeuses. Une expédition se préparait à destination
du Cap-Vert. Le commandement en avait été confié au terrible corsaire Georges
Le Grec.
Cette nouvelle m’attristait encore lorsque Kermarec revint,
m’annonçant, tout sourire, le verdict du tribunal divin : le Roi Louis
était passé de vie à trépas la veille même du jour où le corsaire Georges
devait prendre la mer. Nous fêtâmes comme il convenait le
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