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L'Entreprise des Indes

L'Entreprise des Indes

Titel: L'Entreprise des Indes Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Erik Orsenna
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sursis des tortues :
au bourgogne.
     
    *
    *  *
     
    Ce fanatisme de la science naturelle avait un prix : l’odeur.
    À Lisbonne, comme à Séville plus tard, on n’arrivait pas à
nommer aussi vite qu’on découvrait.
    Je suis arrivé au moment où ce retard devenait
insupportable. Un matin que le vent avait tourné en même temps que s’installait
une chaleur humide, épaisse, le Roi, en s’éveillant, tordit le nez. Du moins, c’est
par cette grimace que la ville entière fait commencer l’histoire.
    — Quelle est cette fétidité ? s’exclama-t-il.
    — Sire, répondit le chambellan, j’ai mené l’enquête, la
faute en revient à l’entrepôt.
    — Quel entrepôt ?
    — L’entrepôt des cargaisons débarquées en attente d’appellation.
    — Qu’on m’y conduise !
    Plus on approchait de l’entrepôt, plus la puanteur montait.
Les visages des courtisans disparaissaient sous des mouchoirs. Seul le Roi
avançait d’un bon pas et le nez nu.
    — Je veux savoir, je veux savoir. On me cache trop de
choses, dans ce royaume !
    Quand on ouvrit les portes, il faillit pourtant suffoquer.
Le remugle de pourriture prenait à la gorge.
    Posés sur des claies, ou amoncelés à même le sol, on pouvait
distinguer d’un côté des végétaux de toutes sortes, tailles et couleurs, du
piment à l’arbuste… et, de l’autre, des animaux, le plus divers des tableaux de
chasse. Certains avaient été éventrés puis maladroitement recousus : on
les avait sans doute éviscérés sur le bateau pour mieux les conserver. Mais les
autres avaient été rapportés vivants et c’étaient leurs cadavres qui
empuantissaient tellement Lisbonne.
    Sur beaucoup de ces bêtes et aussi sur quelques plantes
étaient posés des morceaux de bois plus ou moins plats sur lesquels des mots
avaient été griffonnés.
    L’odeur exceptée, on aurait dit un marché, mais un marché
désert, sans personne pour vendre, ni personne pour acheter.
    Du fond de la pénombre, un groupe surgit, une dizaine de
personnages grotesques. Ils portaient de grands masques pointus, semblables à
ceux qu’on utilise pour se protéger contre les miasmes de la peste. Un garde
leur hurla de retirer leurs déguisements, puisque le Roi leur faisait l’honneur
d’une visite. Instantanément, une figure stupéfaite parut, blanche, suivie d’autres
terrifiées, noires. Des esclaves qui, sans attendre, s’agenouillèrent en
demandant pitié.
    — Que se passe-t-il dans cet enfer ? demanda le
Roi.
    L’homme blanc s’inclina. Puis se redressa. Comique
garde-à-vous, tant son accoutrement évoquait peu l’uniforme militaire.
    — Sire ! Nous tentons d’attribuer des noms à
toutes les choses qui débarquent.
    Il montra les esclaves.
    — Et ceux-ci m’aident. Ils sont les seuls à connaître
la flore et la faune de leur Afrique. Ils me désignent la plante ou l’animal,
me donnent son nom dans leur dialecte, et moi je note.
    Le Roi résistait à l’alcade qui tentait de l’entraîner
au-dehors. Tout à son questionnement, il ne semblait aucunement incommodé. Il
dit sa grande satisfaction pour le travail accompli.
    Le nommeur leva les bras au ciel.
    — Nous n’y arrivons plus, Sire ! Trop de vos
bateaux explorent, trop de vos bateaux reviennent. Comment voulez-vous qu’on
donne assez vite un nom à tout ce qui arrive ?
    Le Roi prit un ministre par le bras, qu’il secoua
vigoureusement :
    — Qu’on fournisse à cet homme les aides qu’il réclame.
Et que cet entrepôt soit dégagé dans les cinq jours !
    Les esclaves n’avaient rien compris aux échanges mais,
constatant la satisfaction du Roi, ils se mirent à chanter. Malgré leur accent,
on devinait qu’ils remerciaient le Dieu tout-puissant des chrétiens, ainsi que
le monarque Alphonse V, son prophète.
    Comme le carrosse s’ébranlait, le nommeur, contre tout
protocole, osa le rattraper :
    — Si je puis me permettre, Sire…
    — Quoi encore ?
    — Il y a une autre raison à notre retard.
    — Vous abusez ! dit l’alcade.
    — Les noms chrétiens…
    À cet instant intervint l’évêque coadjuteur pour lequel le
Roi avait respect et affection.
    — Je devine le sujet de préoccupation de cet homme. La
question est trop délicate pour être évoquée ici.
    — Je vous recevrai.
    Et, à l’infini soulagement des courtisans dont beaucoup,
vaincus par l’odeur, allaient garder le lit des jours durant, le Roi regagna le
palais.
     
    *
    *  *
     
    Le

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